L’automne 2011 aura été indubitablement placé sous le signe de Johann Sebastian Bach, valeur sûre pour un temps de crise vers laquelle certains des plus brillants interprètes de la jeune génération se sont tournés, livrant leur vision de quelques-unes de ses plus grandes pages. Pour des raisons de clarté éditoriale, j’ai décidé de regrouper en un seul billet, nécessairement un peu plus long qu’à l’accoutumée mais sans aucune prétention à l’exhaustivité, les parutions qui ont retenu mon attention. Ainsi, même si je les signale pour mémoire, vous ne trouverez pas ci-après de recension du disque de Concertos d’Alexandre Tharaud (Virgin), ni des Variations Goldberg ou des rééditions des Suites anglaises, Suites françaises et des Toccatas par Blandine Rannou (Zig-Zag Territoires), le premier parce que son tandem piano-instruments modernes ne me paraît pas judicieux dans un répertoire qui n’a pas été conçu pour lui, les seconds, toute révérence faite, par manque de réelles affinités avec l’univers de l’interprète. Des Sonates et partitas pour violon seul par Amandine Beyer au coffret La Chair et l’esprit assemblé par Alpha, en passant par les Concerts avec plusieurs instruments façon Café Zimmermann, L’Art de la Fugue par Léon Berben et Le Clavier bien tempéré par Sébastien Guillot, j’espère que l’éventail de couleurs ici proposé, en musique comme en peinture avec le cycle des Saisons peint par Nicolas Lancret pour le château de la Muette, vous fera excuser ces quelques impasses.
Nicolas Lancret (Paris, 1690-1743),
Le printemps, 1738.
Huile sur toile, 69 x 89 cm, Paris, Musée du Louvre.
Il était assez évident, pour qui suivait attentivement l’évolution de sa brillante carrière, qu’Amandine Beyer livrerait un jour sa vision de ce monument que sont les Sonates et partitas pour violon seul BWV 1001-1006, qu’elle avait en partie interprétées lors de Folles Journées nantaises consacrées à Bach et à ses prédécesseurs en 2009. Deux ans plus tard, Zig-Zag Territoires nous offre cette intégrale attendue avec une indéniable impatience.
Le manuscrit autographe des Sonates et partitas pour violon seul, annoncé comme un Libro primo dont on ignore s’il eut ou non une suite, date de 1720, alors que Bach était au service du prince Léopold d’Anhalt-Cöthen (1694-1728), musicien averti lui-même, depuis 3 ans. En dépit de la volonté de certains exégètes d’établir un rapport entre ce recueil et la mort, au début du mois de juillet de la même année, de la première épouse du maître de chapelle, Maria Barbara, on ignore tout des raisons précises qui présidèrent à la composition de ces œuvres et quand celle-ci eut lieu. Quitte à froisser une nouvelle fois les tenants de la grande notion creuse de génie, l’inspiration n’est pas, cette fois-ci encore, tombée du ciel, puisque les Sonates et partitas connaissent au moins deux précédents avec le cycle des Six partitas (Dresde, 1696) de Johann Paul von Westhoff (1656-1705) et l’Artificiosus Concentus pro Camera (Salzbourg, 1715) de Johann Joseph Vilsmayr (1663-1722), deux cycles pour violon seul dont Bach connaissait sans doute au moins le premier puisqu’il a effectué un séjour de six mois en qualité de violoniste à Weimar en 1703, date à laquelle Westhoff y était encore en activité, au sein de l’orchestre de la cour. Bien sûr, le déploiement de virtuosité et l’étourdissante science de l’élaboration polyphonique dont Bach fait montre dans ce cycle distancent nettement ses prédécesseurs et posent aussi la question du destinataire, peut-être le compositeur lui-même, peut-être son ami Johann Georg Pisendel (1687-1755), le virtuose allemand du violon le plus fameux de son temps qu’il connaissait depuis 1709, et qui écrivit à son tour, probablement après 1724, une Sonate pour violon seul en la mineur, judicieusement offerte ici en complément de programme. Le rapprochement entre les œuvres des deux compositeurs permet d’ailleurs de mieux saisir la singularité de l’écriture de Bach, dont la difficulté, la nette tendance à l’abstraction et la propension à pousser l’instrument dans ses derniers retranchements techniques peuvent faire penser à Beethoven déclarant « je ne considère pas vos piteux violons quand l’esprit me saisit », tandis que celle de Pisendel apparaît nettement plus fluide, plus souple, en un mot exactement pensée pour l’instrument et non contre lui.
Affronter une œuvre telle que les Sonates et partitas nécessite de la part de l’interprète une concentration absolue, une immense vitalité et des capacités tant techniques que sensibles particulièrement aiguisées, les unes pour faire face aux innombrables pièges dont regorgent ces pages, les autres pour que ces dernières ne se transforment pas en exercice scolastique exsangue. Amandine Beyer non seulement réunit toutes ces qualités, mais l’humilité dont elle fait preuve face aux partitions lui permet d’en livrer une lecture que l’émotion qu’elle dégage place instantanément devant toutes celles réalisées selon les mêmes critères historiques. La violoniste laisse à la musique tout le temps et l’espace qu’il faut pour se déployer, et si elle la maîtrise de façon souveraine, en ne laissant à aucun moment l’ornement dissoudre la ligne, la spéculation dessécher le chant ou pétrifier la danse, elle ne la bride ni ne la brutalise jamais, la laissant aller son cours en sachant parfaitement où elle la conduit. Parfaitement restituée par une prise de son équilibrée et chaleureuse, cette ample respiration que seconde un archet à la fois magnifiquement libre et redoutablement précis aboutit à une vision qui, en ne cédant pas un instant à la tentation de l’esbroufe ou de l’emphase, est, de bout en bout, magistralement éloquente tout en conservant une véritable dimension humaine, ce qui la distingue des interprétations trop précautionneuses ou trop marmoréennes. En musicienne généreuse et subtile, Amandine Beyer nous fait présent d’une interprétation à la fois solidement architecturée et sans cesse frémissante, et ce n’est pas faire injure aux interprètes l’ayant précédée d’estimer que c’est à l’aune de ses Sonates et Partitas pour violon seul que l’on mesurera dorénavant toutes celles qui viendront après elle.
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Sonates & partitas pour violon seul BWV
1001-1006
Johann Georg Pisendel (1687-1755), Sonate pour violon seul en la mineur
Amandine Beyer, violon baroque
2 CD [durée totale : 2h31’36”] Zig-Zag Territoires ZZT 110902. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Johann Georg Pisendel (1687-1755), Sonate pour violon seul en la mineur :
[IV] Variatione
2. Johann Sebastian Bach, Sonate pour violon seul en la mineur BWV 1003 :
[IV] Allegro
Nicolas Lancret (Paris, 1690-1743),
L’été, 1738.
Huile sur toile, 69 x 89 cm, Paris, Musée du Louvre.
Il y a toujours un sentiment particulier à tenir entre ses mains un disque dont on sait qu’il représente la fin d’une belle aventure et il serait tentant de voir dans le rouge qui signe la pochette du sixième et dernier volume des Concerts avec plusieurs instruments par Café Zimmerman l’évocation de la couleur des yeux qui ont trop pleuré. C’est pourtant vers un tout autre symbole que son écoute nous entraîne, celle d’un éclatant bouquet final où les sentiments qui dominent sont ceux du faste et de l’allégresse. Les musiciens ont en effet choisi, pour cet ultime volet, des œuvres majoritairement extraverties, comme l’Ouverture n°4 en ré majeur BWV 1069, dont la distribution orchestrale comportant la bagatelle de trois trompettes, trois hautbois, basson et timbales est rien moins que princière, le très cynégétique Premier Concerto Brandebourgeois BWV 1046, qui déploie, dans l’agreste tonalité de fa majeur, les ébrouements de ses deux cors et le fruité un rien rustique de ses trois hautbois en une célébration très colorée des joies de la vie au grand air, ou le Concerto pour clavecin en la majeur, BWV 1055, dans lequel le brillant le dispute à l’énergie, même si le fa dièse mineur de son Larghetto central projette l’auditeur dans une atmosphère plus nostalgique. Si la réunion exceptionnelle de quatre clavecins et une humeur légèrement plus tendue placent un peu à part le Concerto en la mineur, BWV 1065, il a néanmoins conservé assez du soleil vénitien qui l’a vu naître, l’œuvre étant une transcription du Concerto pour quatre violons en si mineur, RV 580, le dixième de l’Opus 3 (L’Estro Armonico) de Vivaldi, pour refermer ce programme sur une note lumineuse et piquante.
Les musiciens de Café Zimmermann font preuve, tout au long de cet enregistrement, des qualités idoines pour servir au mieux ces partitions souvent rutilantes. La sûreté de leur technique leur permet d’installer une pulsation équilibrant assez idéalement souplesse et fermeté qui évite aux pages les plus démonstratives de devenir des mécaniques assommantes, et d’obtenir des lignes d’une grande précision ainsi que des textures sonores d’une extrême transparence, assurant ainsi à la musique une lisibilité qui fait quelquefois défaut dans d’autres versions, y compris les plus cotées. On ne trouvera pas ici de trace de cette sécheresse qui apparaissait ponctuellement dans le volume V, mais, au contraire, une certaine ivresse du son et de la couleur – les bois et cuivres, très sollicités, sont splendides et d’une parfaite justesse – qui sied parfaitement aux œuvres. Le seul bémol concerne le Concerto pour clavecin BWV 1055, non à cause de la prestation de Céline Frisch, mais bien de son instrument qui, problème de facture ou défaut de prise de son, sonne étriqué et grisâtre, tout en étant plus ou moins complètement englouti dès que l’orchestre, pourtant réduit à un quatuor à cordes augmenté d’une contrebasse, dépasse la nuance mezzo-forte. Considéré dans son ensemble, cet ultime volet, plein de fraîcheur et d’enthousiasme, demeure néanmoins parfaitement recommandable, et je vous avoue que son admirable finesse de touche m’a réconcilié avec l’Ouverture BWV 1069 et le Concerto Brandebourgeois BWV 1046 qui me laissaient jusqu’ici admiratif mais peu touché.
Débutée en fanfare en 2001 avec un merveilleux premier disque contenant, entre autres joyaux, une des meilleures versions disponibles du célébrissime Concerto pour clavecin en ré mineur BWV 1052, cette vaste anthologie des œuvres pour orchestre et concertantes de Johann Sebastian Bach par Café Zimmermann est une entreprise actuellement sans égale du point de vue éditorial et artistique. On trouvera probablement d’aussi bonnes versions isolées de telle ou telle page, mais aucune entreprise discographique n’en offre aujourd’hui, en revanche, une vision globale d’une si grande cohérence, avec un soin aussi poussé accordé aux dialogues entre les pupitres, ce point constituant assurément la marque de fabrique la plus remarquable d’une réalisation qui n’est pas avare de très beaux moments. Alpha a eu l’excellente idée, concomitamment avec la parution du sixième, de regrouper l’intégralité des volumes en un coffret vendu à prix doux, ce qui devrait permettre à cette réalisation incontournable de trouver sa place dans toute discothèque digne de ce nom.
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Concerts avec plusieurs instruments, volume VI : Ouverture n°4 en ré majeur BWV 1069, Concerto pour clavecin en la majeur BWV 1055 *, Concerto Brandebourgeois n°1 en fa majeur BWV 1046, Concerto pour quatre clavecins en la mineur BWV 1065 *+
Café Zimmemann
Céline Frisch, clavecin *
Anna Fontana, Dirk Boerner, Constance Boerner, clavecins +
Pablo Valetti, violon solo & Konzertmeister
1 CD [durée totale : 59’28”] Alpha 181. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
3. Concerto Brandebourgeois n°1 en fa majeur BWV 1046 :
[IV] Menuet & Polonaise
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Concerts à plusieurs instruments, volumes I-VI.
Café Zimmemann
Pablo Valetti, violon solo & Konzertmeister
6 CD [durée totale : 6h16’35”] Alpha 811. Incontournable Passée des arts. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
4. Concerto Brandebourgeois n°3 en sol majeur, BWV 1048 :
[II] Allegro
Nicolas Lancret (Paris, 1690-1743),
L’automne, 1738.
Huile sur toile, 69 x 89 cm, Paris, Musée du Louvre.
Les deux livres composant Das Wohltemperierte Klavier, que je nommerai ci-après selon son nom français de Clavier bien tempéré, se placent au confluent de deux préoccupations qui ont accompagné Bach durant toute son existence : la facture et l’accord des instruments d’une part, le souci pédagogique d’autre part. Au même titre que les Inventions et Sinfonies (1723) elles-mêmes reprises du Klavierbüchlein (Petit livre de clavier) compilé en 1720 à l’intention de son fils Wilhelm Friedemann (1710-1784), le Clavier bien tempéré, dont la première partie est publiée en 1722, est destiné à familiariser les élèves du Cantor avec les possibilités de la fugue, en en proposant un ensemble de vingt-quatre, chacune introduite par un prélude en style libre, afin de couvrir l’éventail complet des tonalités rendues accessibles grâce aux travaux sur l’accord des instruments publiés en 1681 par Andreas Werckmeister et largement diffusés en Allemagne. Sans entrer trop avant dans les détails, certaines tonalités étaient jusqu’alors difficilement voire absolument pas praticables du fait de l’inégalité des intervalles existant entre chaque demi-ton de la gamme ; l’astuce consistait donc à adapter légèrement la grandeur des intervalles afin d’obtenir un maximum de justesse, ce « bon tempérament » qui donne son titre au recueil. On connaît deux sources du second livre du Clavier bien tempéré, une copiée par Johann Christoph Altnickol en 1744, qui est celle sur laquelle se fondent tous les disques réalisés à ce jour, et une autre, différant sur maints détails, de la main de Bach et de sa seconde épouse, Anna Magdalena, conservée à la British Library de Londres et qui trouve ici son premier enregistrement. Plus ambitieux que son prédécesseur de 1722, ce recueil est, au même titre que les autres ouvrages datant de la dernière décennie de la vie du Cantor, riche des expériences de son riche parcours musical ; dépassant sa vocation pédagogique, il fait de chaque couple prélude-fugue une étude du caractère propre à chaque tonalité.
Élève de Christophe Rousset et Bob van Asperen, Sébastien Guillot aborde les 24 préludes et fugues de cette seconde partie du Clavier bien tempéré avec un engagement tout à fait bienvenu. Aidé par une captation à laquelle la réverbération, un rien excessive à mon goût, apporte une notable opulence sonore, le claveciniste joue la carte d’une sensualité de ton et de textures complètement assumée, véritable signature d’une interprétation pleine de charme et de séduction qui s’écoute en continu sans aucune lassitude, ce dont toutes les versions existantes ne peuvent pas forcément se targuer. L’interprète fait également montre de belles qualités techniques, avec un toucher plutôt direct n’oubliant cependant ni les nuances, ni la fluidité, et se montre soucieux de faire ressortir les trouvailles d’écriture de Bach. Si on note parfois de légers flottements ponctuels dans la conduite du discours dans les morceaux les plus développés, Sébastien Guillot a, en revanche, bien compris que chacun de ces préludes et fugues formait un univers à part entière et sa lecture, en cherchant et en réussissant souvent à les caractériser avec une réelle efficacité, rend parfaitement justice à leurs humeurs changeantes, parvenant, ce qui n’est pas la moindre des réussites, à faire oublier à l’auditeur que ce qu’il est en train d’écouter est originellement un recueil à vocation pédagogique. Voici donc un disque qui conjugue un réel intérêt musicologique à de vraies qualités musicales et que je recommande aux amateurs curieux de découvrir la seconde partie du Clavier bien tempéré dans une version inédite défendue avec cœur et sensibilité.
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Das Wohltemperierte Klavier, 2e partie BWV 870b-893
Sébastien Guillot, clavecin Fadini (1993) d’après Blanchet, Paris (1733)
2 CD [durée totale : 2h33’37”] Saphir productions LVC 1136. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
5. Prélude en fa dièse mineur BWV 883
6. Fugue en fa dièse mineur BWV 883
Die Kunst der Fuge, que je désignerai ci-après sous son nom français d’Art de la Fugue, est un autre pilier du catalogue de Bach, dont l’abondante discographie atteste du succès comme des diversités d’approche. Si les réalisations instrumentales, parmi lesquelles on citera deux excellentes versions, celle, vigoureuse, de Musica Antiqua Köln (Archiv, 1984) et celle, luxueuse, de Jordi Savall (Astrée, 1986), ne manquent pas d’attraits, c’est aux claviers – clavecin ou orgue – pour lesquels on sait de façon certaine depuis 1992 qu’elle a été conçue que l’œuvre donne sa plus juste mesure.
Comme toujours chez Ramée, l’enregistrement qu’en propose Léon Berben à l’orgue est accompagné d’un livret passionnant qui fait le point, en toute objectivité, sur la postérité d’un recueil entouré de légendes tenaces. Nul n’ignore aujourd’hui qu’au même titre que le Requiem n’est pas le testament de Mozart, L’Art de la Fugue n’est pas le dernier mot de Bach, ce dernier ne l’ayant pas composé, comme on l’a longtemps cru, dans la dernière année de sa vie, mais très probablement au début des années 1740, alors qu’il venait de reprendre les concerts publics de son Collegium Musicum et entamait la publication d’une série d’œuvres parmi lesquelles le troisième livre de la Clavier Übung (1739), les Variations Goldberg (1741) ou, comme nous l’avons vu précédemment, le second livre du Clavier bien tempéré (1744), confiant dorénavant principalement aux claviers l’expression des acquis de toute une vie de musicien. Pour des raisons aujourd’hui obscures, L’Art de la fugue nous est parvenu incomplet, un état qui peut découler d’une mise au net non achevée ou de la perte du ou des feuillets comportant les dernières mesures de la fugue finale. Même lacunaire, l’ouvrage n’en demeure cependant pas moins impressionnant ; il constitue un exposé particulièrement virtuose, d’une richesse et d’une complexité fascinantes, des infinies combinaisons rendues possibles par l’écriture contrapuntique, certes quelque peu austère et exigeant à l’écoute, exception faite des quatre canons en apparence moins vertigineusement foisonnants, mais gratifiant pour qui prend le temps de le méditer.
Léon Berben a choisi le très bel orgue Wagner d’Angermünde, exactement contemporain de L’Art de la Fugue, pour en livrer une lecture dont la hauteur de vue et la rigueur de la conduite impressionnent durablement. L’organiste, suivant la vision très claire et remarquablement architecturée qu’il possède de l’œuvre, offre un parcours qui ne connaît guère de faiblesses et encore moins d’approximations. Disque après disque, ce musicien confirme qu’il est un des plus brillants de sa génération, doué d’une science de la registration très sûre et ne laissant jamais l’ornementation prendre le pas sur discours. Son Bach demeure toujours extrêmement lisible, une vertu parfaitement mise en relief par la grande précision de la prise de son signée par Rainer Arndt, sans pour autant basculer dans la froideur ou l’impersonnalité. Tout au contraire, une des grandes qualités de cette version pleine de vivacité et de contrastes est de ne jamais donner du compositeur et de sa musique l’image marmoréenne dont une certaine tradition « romantique » l’encombre encore parfois aujourd’hui. Les tenants du démiurge dialoguant directement et pour l’éternité avec le Créateur en seront pour leur frais avec cet enregistrement qui ancre aussi solidement que subtilement L’Art de la Fugue dans son époque en faisant ressortir son caractère de somme, celle d’une vie de création pétrie de multiples influences perceptibles ici, qu’il s’agisse de l’Italie, de la France ou du germanique Stylus Fanstasticus. Selon l’image que vous vous faites de Bach et des attentes que son œuvre suscite en vous, vous serez ou très séduit ou un peu déçu après que les dernières notes de la fugue finale auront résonné ; pour ma part, je me place dans la première catégorie et je ne peux que conseiller à ceux qui souhaitent découvrir un Art de la Fugue libéré de toute forme d’empois de se plonger dans ce disque dont l’intelligence et la finesse leur procurera des joies durables.
Johann Sebastian Bach (1685-1750), Die Kunst der Fuge BWV 1080
Léon Berben, orgue Joachim Wagner, Église Sainte-Marie, Angermünde (1742-44)
1 CD [durée totale : 79’31”] Ramée RAM 1106. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
7. Die Kunst der Fuge : Contrapunctus XI
Nicolas Lancret (Paris, 1690-1743),
L’hiver, 1738.
Huile sur toile, 69 x 89 cm, Paris, Musée du Louvre.
A l’approche des fêtes de fin d’année, Alpha a décidé, en s’inspirant du modèle lancé avec succès il y a trois ans par Ricercar, de publier à son tour un volumineux coffret anthologique. Puisant dans le riche catalogue d’enregistrements dédiés à Bach par la volonté de Jean-Paul Combet, fondateur du label dont il s’est retiré en 2010, en le complétant à la marge par quelques-uns publiés sous d’autres étiquettes, ce projet, intitulé La Chair et l’esprit, propose en six copieux disques et un livre de 200 pages abondamment illustré, un parcours dans l’œuvre du Cantor de Leipzig placé sous le signe de l’hédonisme.
Pour rendre compte d’un tel projet avec toute l’objectivité souhaitable, il est important de définir précisément, au préalable, le public auquel il s’adresse. Autant le dire d’emblée, la volonté, fondée sur une opposition entre instruction et plaisir assez maladroitement exprimée dans la note liminaire de l’éditeur, de ne pas chercher à faire de la pédagogie et le caractère souvent très fragmentaire d’extraits regroupés par effectifs – « cordes frottées », « cordes pincées & cordes frappées », « du clavecin à l’orgue », « grands effectifs profanes », « musique sacrée » et « open Bach », dernier disque consacré à des interprétations non « historiquement informées » faisant malicieusement se côtoyer, entre autres, piano, marimba et accordéon – ne s’adressent pas au mélomane qui possèderait déjà un certain nombre d’enregistrements d’œuvres de Bach. Il me semble, en revanche, que qui souhaiterait faire présent d’un bel objet à une personne connaissant peu la musique du Cantor ou souhaitant l’entendre dans des versions autres que « traditionnelles » trouverait son bonheur avec ce coffret qui constitue un point de départ plus qu’un achèvement. Le livre d’accompagnement, à l’iconographie soignée, offre une excellente synthèse de la vie de Bach signée par le meilleur spécialiste français du compositeur, Gilles Cantagrel, ainsi qu’un intéressant texte sur la danse de François Lazarevitch et quelques témoignages d’interprètes, dont une belle contribution de Bruno Cocset. Sans entrer trop avant dans le détail, les extraits proposés dans les cinq premiers disques sont, à quelques exceptions près, de très bon niveau ; on y retrouve avec plaisir aussi bien les ensembles et artistes qui ont écrit quelques-unes des plus belles pages d’Alpha, tels Café Zimmermann, Pygmalion, ou Les Basses réunies, les clavecinistes Gustav Leonhardt, dont il aurait été cependant charitable d’oublier d’inclure des extraits de son disque de cantates profanes, Céline Frisch, Élisabeth Joyé et Benjamin Allard, les violonistes Pablo Valetti et Hélène Schmitt, le violoncelliste Bruno Cocset, et d’autres qui ont œuvré avec talent pour des labels différents, comme La Chapelle Rhénane, Akadêmia ou le Ricercar Consort sollicités pour les cantates et Passions, Blandine Rannou pour le clavecin, Jocelyne Cuiller pour le clavicorde, Bernard Foccroulle et Léon Berben pour l’orgue. Signalons pour finir que s’il est toujours permis de disputer de l’intérêt que peuvent présenter dix minutes des Suites pour violoncelle seul et à peine six des Variations Goldberg, sonates et concertos sont, eux, majoritairement donnés dans leur intégralité.
À l’image du tableau de Jan de Heem qui l’illustre, ce coffret composite se justifie en tant qu’objet d’agrément auquel il ne faut pas demander plus qu’il est en mesure d’offrir, mais qui peut constituer une première approche stimulante de l’univers de Johann Sebastian Bach pour qui n’en serait pas familier. Si vous connaissez quelqu’un qui répond à ce critère et que vous souhaitez lui faire plaisir pour un prix raisonnable, La Chair et l’esprit est le cadeau qu’il vous faut.
Johann Sebastian Bach (1685-1750), La Chair et l’esprit, choix d’œuvres instrumentales et vocales.
6 CD [durée totale : 7h19’59”] et un livre de 200 pages Alpha 889. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
8. Johann Sebastian Bach & Johann Kuhnau (1660-1722) : Der Gerecht kommt um, motet
Pygmalion
Raphaël Pichon, direction
Illustration complémentaire :
Jan Davidsz. de Heem (Utrecht, 1606-Anvers, 1683), Feston de fruits et de fleurs, c.1660-70. Huile sur toile, 74 x 60 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
Crédits photographiques :
La photographie d’Amandine Beyer est de Benjamin de Diesbach.
La photographie de Café Zimmermann est de Petr Skalka.
La photographie de Léon Berben est de Lutz Voigtlaender.
La photographie de Sébastien Guillot appartient à Saphir Productions.