Pour faire son deuil, il semble [...] qu’il faille accepter d’être soi-même changé par la perte subie, et de l’être peut-être à jamais. On ne pourrait ainsi faire son deuil qu’en consentant à connaître une transformation (peut-être devrait-on dire à se soumettre à une transformation) dont on ne peut entièrement anticiper le résultat. Il y a la perte, que l’on connait, mais aussi la transformation qui s’ensuit, que l’on ne peut ni planifier, ni prévoir. [...] Lorsque nous perdons des proches ou lorsque nous sommes dépossédés d’un lieu ou d’une communauté, nous pouvons avoir l’impression qu’il ne s’agit là que d’une épreuve passagère, que le deuil s’achèvera un jour, et que l’ordre ancien finira par se rétablir. Mais peut-être que quelque chose de nous-mêmes nous est révélé lorsque nous subissons ce que nous faisons, en ce sens que les liens qui nous attachent aux autres sont mis en lumière et apparaissent comme constitutifs de ce que nous sommes : nous sommes faits de liens et d’attaches. Je ne suis pas un « moi » qui existerait ici en soi et ne perdrait là-bas qu’un « toi » — et cela est d’autant plus vrai que mon attachement à « toi » fait partie intégrante du « je » que je suis. Dans ces conditions, si je te perds, je ne me contente pas de faire le deuil de cette perte ; je deviens en même temps impénétrable à moi-même. Qui « suis »-je sans toi ? Lorsque nous perdons certains des liens qui nous constituent, nous ne savons plus qui nous sommes ni quoi faire. Au premier abord, je crois t’avoir perdu-e « toi », avant de découvrir que « je » manque également à l’appel. [...] Regardons les choses en face. Nous sommes défaits les uns par les autres. Et si ce n’est pas le cas, nous passons à côté de quelque chose.
Judith Butler
Vie précaire, Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2011, trad. Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Éditions Amsterdam, 2005, p. 47-50
Lu dans le programme de Je disparais d’Arne Lygre mis en scène par Stéphane Braunschweig au Théâtre de la Colline.