Éditions Gallimard
Sil’honneur d’un écrivain est aussi desavoir sortir des rails où il posa son écriture, alors, sans conteste, de cethonneur, Antoni Casas Ros est digne. Il n’est d’ailleurs pas un de ses livresoù il ne manifeste le souci constant de se mettre en danger et de forer à lasource de son texte : la prise de risque est consubstantielle, non seulement àson travail, mais probablement à l’idée même qu’il se fait d’une œuvre littéraire.Je n’ai donc guère été surpris que Chroniquesde la dernière révolution témoigne, et comme jamais, de cette ambition,revendiquant à tours de bras ce que l’on pourrait appeler une esthétique, doncune morale, du chaos. Outre son style et son étonnante construction, dont jeveux bien considérer qu’ils revendiquent le sceau du dit chaos, je m’interroge,toutefois, quant au sens à donner à cette fresque qui louvoie entredénonciation du réel, révélation cosmique et prosélytisme révolutionnaire.Chacunen conviendra, le monde part à vau-l’eau : nombreux, d’ailleurs, pensentqu’il court à sa perte. C’est précisément cette perte que les hérauts de Chroniques de la dernière révolutionveulent accélérer, afin, disent-ils, de le sauver : « Il y aura de grands désastres, mais c’est laseule chance que nous voyons pour que la planète ait un futur à travers la find’une folie généralisée. Le chaos est la seule issue. » Lesrévolutionnaires se font une règle de faire passer « les émotions après l’action », ils tiennent des discourschauds mais leurs pratiques sont aussi froides que le marbre : à cetteaune, ils se distinguent assez peu de leurs prédécesseurs dans la révolte. Maisqui sont donc ces nouveaux et preux chevaliers ? Des jeunes, de simples lycéens, enfants d’un capitalisme désormaismondialisé, de l’iPod, de la deep ecologyet d’une liberté sexuelle enfin recouvrée depuis que l’on promet de terrasserle sida. Sans nullement en faire mystère, Antoni Casas Ros fonde et enfante savision sur ce qui taraude et obscurcit notre monde (crises financières àrépétition, violences endémiques, délire sécuritaire, cataclysmes naturels)pour tenter d’en imaginer la sortie. Les religions, les idéologies et leprogrès technique ayant tour à tour ou concomitamment échoué à réaliser leursprophéties, c’est donc à la jeunesse du monde, apatride et hyper-connectéecomme il se doit, qu’il revient de mener à bien l’authentique révolution – ladernière, s’entend. Tout cela est résumé à traits grossiers, mais c’est bien cequi constitue le décor, voire la substance, de ces Chroniques.
CasasRos a une vision du monde dont on peut dire qu’elle est à la fois cosmique,massive et cinématographique. J’ai pensé, par bien des traits, à ce que MauriceDantec avait pu faire de mieux, ce quelque chose un peu froid et rageur quiteintait ses luxuriantes Racines du Mal.Mais on pourrait tout autant penser au Michel Houellebecq de La possibilité d’une île, et passeulement parce que la narration s’organise autour des journaux intimes des différentsacteurs du drame, mais parce que s’y manifestent la quête incessante d’unailleurs enfin délesté de ses oripeaux civilisationnels et l’espérance d’untemps essentialiste, fût-il arc-bouté sur une geste technophile. On pourraitmême lorgner du côté des Assoifféesde Bernard Quiriny qui, s’il se polarisait sur un futur féministe, n’en tiraitpas moins prétexte des grands ratés de l’Occident pour esquisser un nouveaumonde – sans que l’on soit tout à fait certain qu’il fût plus habitable. Toutcela pour souligner l’ultra-contemporanéité de ce qui se joue dans ce nouveauroman d’Antoni Casas Ros : si l’on y retrouve quelques fulgurances del’onirisme poétique et un peu fantastique qu’on lui connaît, s’y lovent aussi,comme dans les ouvrages précités, une semblable impression de malaise dans lacivilisation, un même type d’insatisfaction métaphysique, où puisera donc unepensée qui tendrait aussi vers le politique.Si l’on peut toujours prédire, et après tout pourquoi pas, qu’une révolutionest à venir, terrassant les grandes infrastructuresdu monde occidental, invitant l’homme à se retrouver (« faire enfin un avec un être humain, les âmesmélangées à la chair »), voire posant les bases d’un nouveaumysticisme et d’un monde où « touttente de communiquer en échappant à une règle arbitraire » au prétextequ’« il n’y a pas de frontière entreles humains et la matière », nous avons ici moins à faire à la longueet patiente maturation d’un projet de gouvernance qu’à l’expression d’untrouble spirituel, même habilement maquillé en programme révolutionnaire.
Autrementdit, Casas Ros me paraît plus fantasmatique que prophétique, moins visionnaireque symptomatique. Quand le McCarthy de LaRoute témoignait, et avec quelle beauté sépulcrale, d’une désolation devantl’humanité finissante, Chroniques de ladernière révolution fait son beurre d’une certaine divagationpost-humaniste, adepte d’un primitivisme rédempteur et romantique en diable.D’où, peut-être, cette perpétuation revendiquée de l’adolescence, son énergieclandestine, son attirance pour la quincaillerie souterraine, son naturalismesexuel, son spontanéisme organique frisant la tentation scatologique, sacomplaisance, non pas tant dans la mort en-soi que dans le mortifère. Le proposde Casas Ros, très politique, s’adosse à une métaphysique qu’un Artaud(d’ailleurs cité, et qu’on imagine assez bien proclamer, lui aussi :« La terre est mouillée,pénètre-la ! ») n’aurait pas renié, et dont il résulte une sorted’éloge de l’immaturité politique. « Assezdes demi-solutions, assez des discours moralisateurs, assez des idéalistes quiveulent sauver le monde du chaos. La perversité humaine, la vanité, l’orgueil,l’argent, le pouvoir sont les vrais moteurs du monde. Une solution : ladernière révolution ! Le chaos ! Ensuite, peut-être, l’homme pourratirer parti de l’extrême destruction et renaître. » : voilà bienune dialectique mille fois rebattue dans l’histoire des dynamiquesrévolutionnaires. Qu’elle soit juste ou fausse, puissante ou répulsive,dangereuse ou salvatrice, bref que l’auteur y adhère ou pas n’est pas ce quim’importe : l’important est que le roman se fasse le vecteur résolu,exclusif, de cette vision, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle nes’embarrasse, ni de nuances, ni de vétilles. C’est à ce titre un roman presquemilitant, quasi partisan – grandeur et injustice comprises : s’il y a uneévidente bêtise conservatrice, on prendra bien soin de taire toute forme desottise révolutionnaire.
Chroniques de la dernière révolutioncontinue cependant à déployer quelques images belles et fortes dont Casas Ros ale secret, à l’instar de ce « sein[qui] flotte dans l’eau du caniveau, emporté commeune barque fragile. » Tout comme j’aime sa manière de circuler àtravers les vestiges d’un monde où l’« onpeut échanger un iPhone contre un morceau de porc cru, une volaille, quelqueslégumes. » Ou de montrer en quoi aucun monde, pas même le plusimmatériel ou le plus éloigné de la sensation tellurique, ne saurait êtreinaccessible au sentiment poétique : « Cette pose éternelle, le temps aboli, une main sur le pubis, l’autredans la chevelure bouclée. Les respirations s’accordent et l’espace m’aspiretout entier. Je vois la terre de loin, comme sur Google. » Aussi,peut-être ai-je le tort de m’appesantir sur son versant disons plus politique,versant dont je suis à peu près persuadé qu’il ne constitue pas la prioritéprofonde de son auteur. Mais, en s’y frottant malgré tout, et pour des raisonsassurément très nobles mais qui, je le répète, ne me semblent pas appartenir enpropre à son univers, tant littéraire que philosophique, Casas Ros a pris lerisque de nous ramener un peu maladroitement à la crudité du réel (fût-il àvenir), quand l’onirisme très singulier de ses précédentes œuvres contribuaitpeut-être davantage, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, à préciser,approfondir et aiguiser la critique de ce même réel. Aussi, le tissu où il atramé cette échappée libre dans ce qui travaille l’époque apparaît-il un peurêche, trop peu resserré, sa fibre dualiste lui donnant parfois une texture unpeu rugueuse. Là où Jésus sacrifiait sa vie pour racheter les péchés du monde,les nouveaux révolutionnaires sacrifient la leur pour racheter le monde qui estle péché même : si le vieux et beau thème de la corruption par lacivilisation a de beaux jours devant lui, il fait ici l’objet d’un traitementdont on ne pourra évidemment pas nier la grande originalité, mais qui marquerapeut-être moins les esprits par sa justesse littéraire que par son ambitionpanoptique.
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 32 - Septembre/octobre 2011