1. D’abord, l’institution première de la démocratie qu’est le Parlement n’y joue pas son rôle - consistant à lier les mains du gouvernement et de l’administration en matière de dépenses. Cela a d’abord à voir avec le fait que la Vème république, comme le rappelait Jean-François Revel, est un régime hyper présidentiel dans lequel par définition le Parlement reste quasi spectateur. Le cumul des mandats des « représentants du peuple » empêche par ailleurs ces derniers de se consacrer sérieusement à leurs dossiers et leur fournit des incitations à user de leur position au parlement pour servir de lobbyiste en faveur des intérêts locaux (dans leur mairie, leur conseil général etc.) plutôt que l’intérêt national. Ensuite, comme le rappelle Agnès Verdier-Moliné la séparation des organes censés contrôler la dépense entre ceux ayant le pouvoir de contrôler (comme le Comité d’évaluation et de contrôle de la dépense publique) et ceux ayant les moyens de contrôler (La Cour des comptes, dont les rapports ne servent que très peu au Parlement) garantit l’inefficacité du contrôle !
2. L’administration en France s’est transformée en véritable lobby contre la réforme. Le nombre de fonctionnaires (plus de 5 millions) a indéniablement un effet d’inertie. Ensuite, l’évaluation de l’efficacité de l’administration, cruciale pour le contrat démocratique, est freinée par l’administration elle-même. L’évolution du nombre de fonctionnaires entre 1980 et 2008 témoigne de l’irrationalité du système : un rythme deux fois plus élevé que le celui de l’emploi global, avec un accroissement dans les collectivités territoriales (+71%) non compensé par une baisse au niveau de l’État (+14%). Les « cerveaux de la nation », les Énarques, seraient-ils inefficaces dans leur tâche d’administrateurs ? Comme l’a souvent souligné Nicolas Lecaussin, ils sont tous formés dans le même moule dirigiste. Or, la démocratie, c’est aussi le débat intellectuel dans l’élite. Pas en France : « pensée unique ». Et le débat politique est lui aussi victime d’une espèce de monopole des fonctionnaires, qui n’ont pas à démissionner pour se présenter aux élections – avantage non négligeable par rapport au privé.
3. La décentralisation à la française c’est à dire sans autonomie ni responsabilisation, a permis d’élargir l’épaisseur du mille-feuilles administratif. Plus complexe, avec des financements croisés le rendant illisible, sans définition stricte et limitative des prérogatives possibles de chaque « étage » entrainant la redondance plutôt que la spécialisation administrative, sans réelle autonomie budgétaire (on décide avec l’argent des autres, ce qui n’est jamais la meilleure des incitations) : le lien entre dépense publique et impôt, fondement du contrat démocratique, est brisé. C’est bien plus la course à la dépense électoraliste (création d’ « emplois », subventions, arrosage d’associations diverses etc.) qui prime dans un tel système.
4. Le modèle social français est aussi problématique. Corporatiste et conservateur, comme l’ont décrit Pierre Cahuc et Yann Algan, il génère une société de statuts et de distinctions : un modèle « pré-révolutionnaire » qui nous revient de … Vichy. Inégalités de régimes, privilèges de castes, tout cela géré de manière centralisée par l’État, autant d’ingrédients pour générer petites jalousies et défiance entre groupes (et donc au sein de la société) et donc empêcher un dialogue social véritable et démocratique. Autant dire que, dans un tel contexte, la formation du consensus sur la réforme pour rationaliser la dépense publique tient de l’impossible. D’autant que des acteurs essentiels du « dialogue social », les syndicats, sont eux-mêmes déresponsabilisés : ils ont un pouvoir démesuré au regard du fait qu’ils ne représentent que 7% de la population active et sont donc financés avec l’argent des autres, ce qui, une fois encore, n’est pas la meilleure des incitations pour un comportement responsable. Enfin, notre modèle social laisse 50 % des foyers payer l’impôt sur le revenu - celui qui « fait mal », ce qui donne sans doute l’impression à la deuxième moitié que c’est, là encore, finalement avec l’argent des autres que les décisions sont prises. A nouveau, le contrat démocratique est brisé.
Pour ces raisons, la France est peu à peu devenue une démocratie dysfonctionnelle. Et c’est pour cela qu’elle n’arrive pas à se réformer de manière sérieuse. Et c’est pour cela que les plans successifs d’austérité touchent essentiellement les poches des contribuables plutôt que de l’administration. Et c’est pour cela que le AAA va bientôt être perdu.
Emmanuel Martin est analyste sur www.unMondeLibre.org.