La loge
Avant chaque concert, Brassens reste seul. Revenu de tout, même de vivre, il survit dans l’indépendance farouche de la loge. Il me semble qu’à cet instant sa liberté s’accroît dans l’écorce des murs, là où aucun autre ne va venir le troubler. Il tend et détend les cordes de sa guitare, c’est sa manière à lui de faire des vocalises ; mais le temps n’est pas à parler, il joue avec le métal brut de l’acier l’histoire de l’arc et des proies, sauf qu’au lieu de tuer, ce sera du chant, de la vie, de la grosse et grasse parole, un corps debout, tout à l’heure. L’instrument aux tiges de fer coupantes jusqu’à pouvoir étrangler l’homme qui parle, qui dit sa vérité, l’instrument, cette part diabolique de la matière vibrante, est ici repoli par les grosses phalanges cornées de l’athlète né en Méditerranée, afin d’enchanter enfin et de faire rire les consciences modernes hantées par l’ancien des vers travaillés. Il tend et détend comme on inspire et expire, comme on écrit dans la solitude pour chanter plus tard devant un public, et expirant les mots, mourir. Chaque air sera une vie jouée, une biographie toujours suggérée qui finira par la mort, ainsi qu’il sied lorsqu’on est debout à captiver les vivants. Il faut mourir entre deux chansons, à la fin de chacune d’elles, et c’est ici que le verre d’eau a sa raison d’être. Peut-être Brassens ne consent-il à chanter que pour se ressourcer au filet originaire de la voix, boire, c’est-à-dire verser dans le seul orifice mobile de son crâne la vie fraîche qui coule sans erreur et vient se mêler à la source des paroles, centre du corps, larynx bloqué que l’on dénoue, que l’on dissout dans l’eau pour que le fluide des vers de jadis soit redonné au futur du temps qui enclora son auditoire.
La loge est sa maison, son « ecos », sa chambre d’écho où il ne parle pas. Le verre d’eau n’est pas encore son dû puisqu’il n’a rien donné, puisqu’il est seul. S’il a déblayé sa vie présente du corps encombrant des copains, si attentifs, si dépendants, s’il refuse de partager le pain avec eux, en bas, dans le restaurant convivial, c’est qu’il a rendez-vous avec le silence qui, tout à l’heure, va lui tomber dessus comme une averse d’amour qui le glacera jusqu’au sang, puis l’emplira honteusement, puis joyeusement, et dans laquelle il consentira à se noyer. Il faut savoir concéder aux vivants ce qu’ils veulent que l’on soit. Mais il convient aussi de se préparer à la douche de la mort, lorsqu’empli des applaudissements, il faudra se replier derrière le rideau tombé et retrouver les draps froids, le corps fourbu, vibrant encore de l’affrontement charmeur, mais soudain pour soi seul, et sans mot, et sans soi, sans image de soi, avec pour seul songe le craquant de ses os que la chair étouffe, protège, embellit, tandis que là-bas des passants attardés sur les avenues de province, la tête un peu grise des bières et des mots du chanteur, s’en reviendront murmurant la langue française qu’ils auront redécouverte émerveillés sous les étoiles d’une belle nuit de janvier.
Mais dans la loge sans charme, grise et suant les années, frottée de poussière, ridée d’un plâtre gris qui fut jaune autrefois, ou peut-être bleu on ne sait plus, le chanteur cherche toujours l’accord. La corde ne consent pas facilement à devenir ce que l’oreille voudrait. Mais l’artisan, dans cette heure qui précède les sunlights, s’en fout royalement. Je crois qu’il cherche le la, le féminin des choses et des êtres sans illusion, conscient que l’on ne peut nommer les choses directement, que le tamis des mots laisse couler le réel, que rien ne sera jamais tout à fait dit, non, seulement suggéré, enrobé dans la musique à peu près juste, et même s’il semble que la loge interchangeable le dise mieux que tout, nous voici de passage, il n’y a pas tout à fait de réel, ni de mots justes, simplement ce halo que son corps va figurer tout à l’heure à quelques pas, sur les planches javellisées où sa sueur tombera goutte après goutte, comme le liquide sacrificiel d’une messe païenne dont il serait le colosse distant, le prêtre lointain.
À défaut de verre d’eau, il enflamme les cordes de sa gorge des bouffées de sa pipe. Ainsi ses dents emprisonnent-elles le tuyau d’une salamandre portative, petit poêle bon pour le palais où sa main lacérée des cordes vient se détendre au contact du culot. L’amertume liquide reflue dans le sens contraire du chant qui viendra tout à l’heure. Ce qui se consume a poussé cet été au plein du soleil et des pluies, tabac gris désormais, bûchettes hachées menu que le feu commande, patient et doux, et qu’il dévore un peu plus à chaque aspiration. Les secondes qui se suivent n’ont jamais le même goût. La pipe est une autre loge, chaumine de bois empruntée à la bruyère que l’on foule sans y penser sur les hauteurs des collines et qui devient par la grâce de l’artisan un lieu de plaisir nécessaire, source-flamme, part du feu qui frémit à quelques centimètres de ses imaginations. Ses paupières clignent contre les piques intouchables du foyer toujours renouvelé. Mais il n’a pas besoin de voir. Il sait. Tout se tient. Un chanson qui s’énonce, une pipe qui se consume, c’est la même ardeur très contrôlée, c’est le même foyer pour les mains et les rêves, c’est l’enclos ancien aux vers culottés d’où les images remontent amères et dansent pourtant dans les heures qui suivent, longtemps, longtemps, après que les poètes ont disparu.
On ne voit pas ce qui se passe, ni dans la pipe, ni dans la chanson. Grésillement doux, lent ou accéléré, qui sort ou rentre à volonté, mais qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas laisser comme ça, sans s’en occuper. Sinon, comme la vie, le foyer meurt. C’est affaire de main, notes et brins de tabac ont besoin du même empressement calme, il y couve la même amertume du moment où tout sera fini, mais dans le temps béni de la consommation, le temps justement est aboli, enchanté, malicieux et secret. On ne sait où l’on est, pipe aux dents, chanson aux lèvres et le tout placé sous les ordres respectifs du souffle et des phalanges. Au lieu de s’évader du temps, il fuit à l’intérieur, illusion certes, mais il vaut mieux être dans le culot noir des mots et de la bruyère que dans le silence d’une bouche vide où il n’y a plus rien à serrer. La tension des cordes et des vers à venir se résume dans la pipe qu’il faut tasser régulièrement en toute distraction, petit plaisir sans cesse recommencé, innocent et pour soi, c’est peu de choses mais c’est à moi et personne ne pourra m’arracher des dents aucune pipe ni aucun mot, si je m’y oppose.
Chacun se compose un foyer, les mots ici et le feu là, et je parle et je chante si le loisir m’en prend, et à l’intérieur de cette petite forme où couve l’acide des choses et des secondes enfuies, au moins j’aurai choisi mes murs et leur modeste peuplement. C’est l’autre nom de la liberté, grand voyage renouvelé vers l’intérieur où le secret de vivre s’autoconsume avec innocence, parce qu’au fond il n’y a pas de secret.