Plus qu’un portrait de la comtesse Báthory (1560-1614), à ce jour encore un des pires tueurs en série de l’Histoire, Julie Delpy nous brosse surtout ici une représentation de la femme, au sens large du terme. D’ailleurs, le scénario s’éloigne vite de la réalité historique, et pour autant qu’on puisse saisir celle-ci dans son intégralité quant à ce personnage qui a certes existé mais dont la légende lui prête des actes et ainsi une réputation assez difficile à séparer de la vérité. Tout au plus peut-on affirmer qu’elle ne se baigna jamais dans du sang humain mais se contenta de s’en laver le visage et les mains – et pour de simples raisons d’ordre « technique » : un corps humain, en effet, ne contient pas assez de sang pour remplir une baignoire…
Car en cette Hongrie de la toute fin du XVIe siècle où elle vécut, d’une part magies et sortilèges constituaient des faits indiscutables avec lesquels on frayait bien plus que ce qu’on l’admettait, surtout dans les sphères les plus élevées de la hiérarchie sociale ; mais d’autre part féodalité et servage mettaient paysans et domestiques à l’entière disposition de leur seigneur, celui-ci exerçant sur eux droit de vie et de mort avec pour seules limites celles du bon sens et des rapports humains normaux, soient les deux traits de caractère dont la comtesse Báthory se trouvait hélas dépourvue dès lors qu’il s’agissait de sa beauté. D’où l’étendue des supplices et sévices qu’elle infligea à ses gens et qui atteignent des sommets de l’horreur (1).
Extrémités qui somme toute étonnent assez peu. Née au sommet de la hiérarchie sociale en un temps de guerres et de violences où on s’embarrassait peu de sentiments, elle n’avait pas coutume de prendre des gants avec des personnes considérées comme à peine plus évoluées que des animaux. Aucun autre noble ne le faisait d’ailleurs. Une réalité historique retranscrite dès les premières minutes du film : la comtesse Báthory y est ainsi présentée comme un pur produit de son temps mais aussi de la dureté et de la froideur de l’éducation que lui prodigua sa mère. On retrouve donc assez facilement dans le jeune noble Istvan l’image de son amour de jeunesse, un simple paysan exécuté pour l’avoir mise enceinte à l’âge de 15 ans à peine.
C’est donc avant tout le portrait d’une femme meurtrie par les pratiques et les coutumes d’une époque sombre que dresse Julie Delpy dans ce film : celui d’une dame qui tente de rattraper une jeunesse enfuie, ou plutôt saccagée par la tyrannie des convenances et de l’étiquette, et notamment celles qui dictent leurs conditions aux femmes. Voilà pourquoi le pouvoir dont dispose la comtesse Báthory à la mort de son mari finit par devenir insupportable à certains puissants du royaume : que son mari était en mesure de tenir tête au roi passait encore, c’était un homme, mais elle seule certainement pas… Ainsi, sa folie se voit-elle ici présentée comme la conséquence aussi involontaire que tragique d’une banale intrigue de cour destinée à lui ravir ses richesses (2).
Mais si ce féminisme du discours étonne lui aussi assez peu, au point d’ailleurs qu’il agace presque, il se double néanmoins d’une réflexion sur le pouvoir : de par son statut dans la hiérarchie sociale, en effet, la comtesse Báthory se trouve capable d’infliger à ses victimes – toutes des femmes d’ailleurs, soient autant d’images de la mère haïe – ce que ses contemporaines ne pouvaient faire subir à d’autres. En fait, Julie Delpy nous présente ici une dame qui peut agir comme un homme – du moins un particulièrement mauvais – car elle en a les moyens, en balayant ainsi et du même coup l’image traditionnelle et pour le moins naïve de la « douce femme » : son autorité sur ses serviteurs lui sert ici de force de contrainte qui remplace la force physique masculine.
Bien sûr, il n’aura échappé à personne que la folie de la comtesse reste sa principale différence avec les autres femmes, celles de son temps comme celles d’autres époques. Sa préoccupation pour la jeunesse et la beauté, par contre, reste caractéristique de la gent féminine, mais c’est en la poussant dans ses dernières extrémités, ici par maladie d’amour, qu’elle dépasse le stade de la normalité pour entrer de plein pied dans celui de la folie meurtrière.
Quant à Julie Delpy, et si on admet qu’une des marques d’un grand auteur est de bien cerner les différences entre les hommes et les femmes, alors nous nous trouvons là en présence d’une réalisatrice de tout premier plan.
(1) le lecteur curieux de s’instruire sur ce sujet se penchera sur l’essai de la poétesse Valentine Penrose intitulé La Comtesse sanglante (Gallimard, collection L’Imaginaire, avril 2004, ISBN : 978-2-070-70121-6) publié pour la première fois en 1962 ; si plusieurs autres ouvrages de différents auteurs suivirent celui-ci, il n’en demeure pas moins une référence encore de nos jours. ↩
(2) si je me souviens bien de certaines lectures, il me semble que Julie Delpy se rapproche sur ce point de certaines thèses historiques récentes à propos du personnage de la comtesse Báthory. ↩
Notes :
Le casting connut plusieurs chamboulements avant le tournage. Ainsi, Ethan Hawke devait en faire partie mais n’y figure pas au final. Quant à Radha Mitchell et Vincent Gallo, qui jouent les personnages de Anna Darvulia et Dominic Vizakna, ils devaient au départ tenir les rôles-phare du film.
La Comtesse (The Countess), Julie Delpy, 2009
Aventi, 2010
96 minutes, env. 12 €