Parfois je me demande ce qui pousse un spectateur vers un film. Ce qui l’amène à se dire « Tiens si j’allais voir celui-là ? ». Savent-ils vraiment tous dans quoi ils s’embarquent lorsqu’ils franchissent la porte qui les conduit dans la salle ? Attendent-ils ce film depuis des semaines ? Se sont-ils décidés au dernier moment, en caisse ? Se sont-ils contentés de lire le synopsis ? Se sont-ils laissé convaincre par le nom d’un acteur ? Par le visuel de l’affiche ? Par la sonorité du titre qui leur plaisait ?
Il m’arrive de me poser la question lorsque je repère un spectateur auquel je ne m’attends pas devant un certain film… par exemple si je croise une bande d’ados avec leurs casquettes vissées sur la tête dans une salle projetant Il était une fois en Anatolie de Nuri Bilge Ceylan, le drame turc contemplatif de 2h37 (non, ça n’est pas arrivé). Ou si je vois un couple de septuagénaires faisant la queue pour aller voir Sexy Dance avec leurs lunettes 3D déjà positionnées sur leurs nez (j’aimerais bien assister à ça !). Il y a des symbioses spectateurs/film auquel on ne s’attend pas et dont on a peu de chances d’être témoin en ce bas monde, mais s’il est facile de se dire que Il était une fois en Anatolie ou Sexy Dance 3D n’est pas fait pour soi, les pièges sont parfois plus subtiles, si tant est qu’on puisse y voir des pièges.
Samedi soir dernier par exemple. J’étais parti pour une soirée nanar avec un ami, histoire de finir avec panache une journée déjà bien décevante au niveau cinématographique, entre un premier nanar en début d’après-midi (Forces Spéciales, très réussi dans la médiocrité) et un Poulet aux prunes plein de promesses mais qui ne commence réellement qu’à 20 minutes de la fin (quand se révèle enfin une déchirante histoire d’amour manquée, alors que les réalisateurs ont mis 1h15 à trouver le sujet de leur film). Assommé par la petitesse cinématographique du jour, j’acceptais donc de finir avec un nanar attendu, Bienvenue à Bord, sûr qu’il y aurait là matière à rire aux dépens du film d’Eric Lavaine (on a tous vu la bande-annonce…).
Finalement mon ami a dû abandonner la soirée ciné, et le nanar se partageant à plusieurs, je me suis rabattu sur du cinéma plus sérieux. A défaut de persister dans la nullité, le programme a donc finalement été d’essayer de réparer les dégâts artistiques de la journée… Mon choix s’est porté sur Love and Bruises de Lou Ye, à la séance de 22h35 où les spectateurs se font rares, surtout pour les films d’auteur (nul doute que la salle d’Intouchables affichait en revanche complet).
Me voici donc devant Love and Bruises, un titre en anglais pour un film français réalisé par un cinéaste chinois. Si je savais à peu près dans quoi je m’embarquais en ce samedi soir en me posant devant ce film, certains partageant la salle avec moi devaient être moins familiers du cinéma de Lou Ye, s’ils connaissaient même le sujet du film. Combien parmi eux ont acheté un billet parce que le titre était en anglais et ont donc peut-être pensé que le film serait américain ? Combien ont suivi le seul nom de Tahar Rahim ?
Bien sûr la plupart des spectateurs venaient voir le nouveau film de Lou Ye, comme moi, car ils étaient amateurs d’Une jeunesse chinoise ou de Nuit d’ivresse printanière, entre autres. Des spectateurs avertis quant à la violence des sentiments déployés dans les films du réalisateur chinois, confinant presque à l’étouffement. Des spectateurs se doutant que Lou Ye n’esquiverait pas le sexe à l’écran (même si il faut bien avouer qu’il n’y est pas allé de main morte sur Love and Bruises, en montrant Tahar Rahim et Corinne Yam faisant l’amour toutes les cinq minutes à l’écran – j’exagère à peine). Mais d’autres spectateurs dans la salle ne s’attendaient à l’évidence à rien de tout cela. Certains pouffant à chaque fois que les personnages se retrouvaient au lit (souvent donc, oui), d’autres abandonnant et lâchant le film en cours de route (une demi-douzaine).
L’histoire d’amour d’un ouvrier français et d’une étudiante chinoise à Paris s’est attiré des spectateurs qui n’auraient peut-être pas choisi ce film s’ils s’étaient penchés plus curieusement sur ce que celui-ci promettait de leur montrer. Love and Bruises n’est pas le seul film à désarçonner son public (souvenons-nous de cette spectatrice américaine attaquant le distributeur de Drive parce que celui-ci n’était pas un film d’action à la Fast & Furious comme elle l’attendait…), d’autant qu’il a également de quoi perturber ceux qui sont venus le chercher, comme moi. Qui se sont sentis pris à la gorge par la violence morale des rapports humains. Qui se sont laissé emporter par cette mélancolie glissante qui finissait par toucher le film. Ceux qui comme moi regardaient, émerveillés, le Paris filmé par Lou Ye (rarement un cinéaste étranger aura posé un œil si fort, si gris et si inattendu sur les rues de la capitale française), et se sont presque amusés de voir ces spectateurs ne pas savoir comment réagir face à Love and Bruises. Peut-être parce que je ne savais pas moi-même comment réagir… Et peut-être aussi parce qu’au milieu de ces spectateurs qui se sont trompés de films, certains en auront ressenti une émotion qui les poussera encore à s’égarer à l’avenir. Mais cette fois intentionnellement, qui sait…