Alain Badiou : le temps des émeutes et le réveil de l’histoire
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Deux ouvrages consacrés à Alain Badiou : le premier, de Mehdi Belhaj Kacem, Après Badiou, et le second, de François Laruelle, Anti-Badiou, sous-titré Sur l’introduction du maoïsme dans la philosophie ont récemment paru. Ce dernier essai n’a pas eu à ma connaissance le même, et relatif, retentissement médiatique que celui de Mehdi Belhaj Kacem : il ne pouvait en effet se prévaloir de l’adoubement de ce dernier par Bernard-Henri Lévy, « De la terreur dans la philosophie, et comment s’en libérer. La première déconstruction d’un système dont on se dit, lecture faite, qu’il ne tenait peut-être que par l’intimidation qu’il diffusait. » François Laruelle, lui, est présenté par l’éditeur en toute sobriété, comme le créateur du projet dit « non-philosophie » ou « philosophie non standard ». Je ne saurais l’expliquer à mes lecteurs pour le moment et l’on voudra bien, je l’espère, me pardonner cette limite intellectuelle. En revanche, je comprends mieux où il veut en venir lorsqu’il définit le « badiolisme » comme « une pensée conservatrice et autoritaire » de « nature régressive et violente ». Laruelle parle même « d’une philosophie de la terreur et de l’épuration »: « Entre empire platonicien et camp de redressement pour les cadres intellectuels », etc. Badiou veut, selon lui, « rééduquer » la philosophie par la mathématique. La « non-philosophie » de Laruelle ne peut admettre cette « manière de dépotentialiser la philosophie et d’en faire un autre usage ». Je vois bien que notre philosophe non standard cherche dans Badiou, « empereur céleste de la pensée », les principes de sa doctrine, c’est-à-dire « ce qui la rend menaçante » : « une pratique politique de la philosophie (Lénine) conjuguée au vide mathématique ». Au fond, il est clair que Mehdi Belhaj Kacem et Laruelle nagent dans les mêmes eaux, avec des styles différents : Mehdi Belhaj Kacem est parfois pathétique, tou- jours brouillon et souvent vulgaire : « L’humeur de Badiou pèse comme du plomb (…) c’est celui du grand-bourgeois qui n’arrive pas à s’encanailler et trinque au Picon-bière avec les voisins de table en crissant du dentier », par exemple. François Laruelle se fait plus distingué. Il aime l’ombre et même les recoins les plus obscurs de la pensée. Aussi le texte de ce professeur émérite d’université me conduit-il sur des cimes que je n’aurais jamais songé à at- teindre : « Badiou met au point un ascenseur “méta-ontologique”, c’est la fameuse “torsion” qui permet une élévation en douceur mais qui est un saut. »
Alain Badiou
Après cet exposé de mes insuffisances théoriques (qu’on pourra interpréter comme une autocritique de type maoïste ou stalinien, au choix), je calme ma colère ou mon fou rire, étant entendu que la propagande dont relèvent ces deux livres nous repasse, depuis quelques décennies, les mêmes plats: toute pensée émancipatrice, c’est-à-dire qui veut en finir avec le « conserva- tisme barbare du capitalisme », est qualifiée de terroriste, tota- litaire, régressive, etc. Mais Bernard-Henri Lévy est imprudent lorsqu’il affirme que le platonisme d’Alain Badiou « pris à la lettre » ne peut que « rendre sourd et aveugle au surgissement de l’événe- ment, le vrai, celui qui emportait (…) la dictature en Tunisie puis dans une large partie du monde arabe ». Il devrait lire le Réveil de l’histoire. Il est vrai que le porte-voix des puissances occidentales est trop occupé à servir en Libye comme hier en Yougoslavie. La voix de son maître ou « Bavard de Haute-Lignée » (Badiou) n’est ce pas un beau nom pour un perroquet ?
Le dernier livre paru de Badiou est écrit dans la tourmente de l’histoire contemporaine, au plus brûlant des révolutions arabes (Tunisie, Égypte) et de l’intervention occidentale en Libye, sans oublier les révoltes en Espagne et en Grande-Bretagne, et la crise financière généralisée. Une sourde inquiétude est au cœur de chacun d’entre nous. Que se passe-t-il ? nous demandons-nous avec angoisse. Quelle apocalypse se prépare- t-il ? Ne nous a-t-on pas répété que nous vivions dans le meilleur des mondes possibles, qu’il n’y avait pas de salut en dehors des marchés, du capitalisme mondialisé, de la démocratie occidentale, des droits de l’homme, que sais-je encore ? Tous ces noms, dit Badiou, sont interchangeables. Bref, depuis la chute du mur de Berlin, l’Histoire est finie. Et nous ressentons un malaise grandissant, jusqu’à l’insupportable, devant la tragi-comédie que nos « maîtres » jouent dans les médias, semaine après semaine. Il faut s’aveugler pour ne pas voir qu’ils ne sont, comme dirait Marx, que « les fondés de pouvoir du capital ».
Nous savons que l’état de chose existant ne peut plus, ne doit plus durer. Nous subissons la « modernisation », c’est-à-dire « la tentative historique d’une régression sans précédent » vouant à la destruction les conquêtes du mouvement ouvrier, entre 1860 et 1980, pour restaurer « le libéralisme à tous crins du milieu du XIXe siècle » et « le pouvoir illimité d’une oligarchie financière et impériale, et un parlementarisme de façade ». C’est dans le contexte d’un capitalisme contemporain « revanchard » que Badiou va analyser les soulèvements populaires de ces derniers mois : « une levée populaire mondiale contre cette régression ». Nous ne sommes pas dans le temps de la fin de l’Histoire mais, dit-il, dans le temps des émeutes, celui où se cherche encore en tâtonnant l’idée du communisme « revisitée et nourrie de ce que la vivace diversité des émeutes, si précaires soient-elles, nous enseigne ».
Le lecteur du Réveil de l’histoire tirera profit de la première section du livre, intitulée « Le capitalisme aujourd’hui »: Badiou y répond aux accusations d’idéalisme. Son idée du « communisme serait une idée suspendue à l’air » « sans ancrage dans le ciel », ou bien à celles d’Antonio Negri pour qui il serait « communiste sans être marxiste ». Les précisions et mises au point qu’elles suscitent ici sont fort intéressantes : elles montrent que le soi-disant capitalisme nouveau, capitalisme postmoderne, « a tous les traits du capitalisme classique »: « Le monde actuel est exactement celui que, par une géniale anticipation, (…) Marx annonçait en tant que déploiement intégral des virtualités irrationnelles et, à vrai dire, monstrueuses du capitalisme. » Ou bien encore : « Le capitalisme contemporain (…) se jugeant débarrassé de ses en- nemis communistes va son bonhomme de chemin selon la ligne dont Marx (…) aperçut l’allure générale. » Allons-nous donc nous enfoncer encore davantage dans la barbarie dans laquelle nous vivons ? Le seul réveil possible de l’Histoire « est celui de l’initiative populaire où s’enracinera la puissance d’une idée ». Une idée ? L’idée communiste. Les émeutes, c’est-à-dire des masses de gens qui se soulèvent parce que « les choses telles qu’elles sont doivent être tenues pour inacceptables », se sont multipliées ces dernières années : en France, en 2005, ou à Londres tout récemment en 2011 : on n’a pas oublié le Kärcher de Sarkozy, pas plus que les voyous ou les « criminels » de Cameron à la recherche de 30 000 suspects. Mais elles sont la manifestation de violence anarchique et « finalement sans vérité durable ». Il faut donc distinguer trois types d’émeutes selon Badiou : 1) l’émeute immédiate, 2) l’émeute latente et 3) l’émeute historique. Voyons-en rapidement les principaux caractères.
Alain Badiou, le Réveil de l'histoire, éditions Lignes
L’émeute immédiate « est un rassemblement tumultueux de la jeunesse en réaction, presque toujours, à un forfait, réel ou supposé, de l’État despotique ». Ensuite, elle est localisée dans un territoire et elle peut s’étendre, par imitation, à d’autres lieux. Elle en reste à la révolte, à la destruction, à « une rage sans finalité ». Du pillage rentable à la simple et pure joie de casser ce qui existe, explique Badiou, « le sujet des émeutes immédiates n’est ni politique ni même prépolitique ». Qu’est-ce donc qu’une émeute historique ? Celle qui « indique la possibilité d’une nouvelle donne de l’his- toire des politiques ». Les soulèvements dans les pays arabes, en particulier en Tunisie et en Égypte, répondent positivement à cette définition. Mais qu’entendre par émeute latente ? Badiou décrit ainsi, à partir de l’exemple de la mobilisation populaire contre la loi Sarkozy sur les retraites, une situation telle que « le moindre incident spectaculaire » ou « dérapage violent » la fasse sortir pendant un temps « localement et fortement du consensus capitalo-parlementaire ».
L’émeute immédiate devient historique lorsqu’elle cesse d’être simplement nihiliste pour se transformer en émeute prépolitique. La réflexion de Badiou est à l’école, dit-il, de la frappante nouveauté des émeutes dans les pays arabes. Il en tire trois leçons. 1) Le lieu central durable de l’émeute que fut par exemple la place Tahrir au Caire montre le passage « du temps limité et en quelque sorte censuré de l’émeute immédiate au temps long de l’émeute historique ». 2) Dans ce lieu, peu à peu, toutes les composantes du peuple se retrouvent et s’unissent et parlent. 3) « Un mot d’ordre unique (…) enveloppe toutes les voix disparates : “Moubarak, dégage !” » Badiou souligne à juste titre que les émeutes tunisiennes et égyptiennes ont été assez rapidement victorieuses, et il ajoute : « À combien d’années en arrière faut-il remonter pour assister au renver- sement d’un pouvoir centralisé et bien armé par d’immenses foules aux mains nues ? » Le destin des révoltes dans les pays arabes est naturellement indécis. Il ne s’agit pas pour Badiou de faire des prévisions scientifiques, mais il inscrit ces émeutes comme des actions caractéristiques de « la période intervallaire » dans laquelle nous sommes entrés. L’idée révolutionnaire de la période historique précédente est obsolète, celle qui doit lui succéder, une figure ouverte, partagée et universellement praticable de l’émancipation, fait défaut. Pour comprendre ce qu’il veut dire par période intervallaire, Badiou explique que la démocratie libérale que nous connaissons (1980-2011, et plus ?) représente ce que la « monarchie libérale » « était à la période interval- laire durant laquelle le capitalisme moderne a pris son essor après l’écrasement des derniers sursauts de la révolution républicaine (1815-1850) ». Pour l’instant, les mots d’ordre « Qu’ils s’en aillent », « Ben Ali dehors », « Moubarak dégage » restent négatifs. Seule l’idée affirmative de l’émancipation peut donner à l’émeute, même historique, un réel avenir politique, une politique organisée. « Les émeutes historiques indiquent l’urgence d’une proposition idéologique reformulée » pour que « le jour politique qui suit le réveil de l’histoire soit lui aussi nouveau. Pour que demain diffère réellement d’aujourd’hui ». Et la question, au moment en particulier où j’écris cet article, Ben Ali ou Moubarak partis, reste pour les peuples tunisiens et égyptiens « d’organiser la fidélité à l’émeute ». Quelle interprétation les gouvernements occidentaux donnent-ils des émeutes dans les pays arabes ? Ils y voient un désir d’Occident, « un désir d’être enfin intégrés au “monde civilisé” » en le confondant avec un désir légitime de libération des régimes despotiques. Terminons avec cette proposition de Badiou : « Un mouvement populaire répondant à cette définition a toutes chances de se terminer par des réformes constitutionnelles très modestes et des élections bien contrôlées par la “communauté internationale” dont sortiront vainqueurs, à la surprise générale des sympathisants de l’émeute, soit des sicaires bien connus des intérêts occidentaux, soit une mouture de ces “islamistes modérés” dont nos gouvernants apprennent peu à peu qu’il n’y a pas grand-chose à redouter. »
Mais quoi qu’il en soit, je pense, comme Badiou, que l’Histoire se réveille et que « les émeutes historiques nous enseignent le profil des temps qui s’ouvrent. Notre tour va (re)venir ».
Jean Ristat
Le Réveil de l’histoire, d’Alain Badiou. Éditions Lignes, 170 pages, 17 euros.