Je me suis laissé dire qu'un des lamas dont je parlais dans ce billet a été révoqué. Ce qui m'étonne, c'est que l'autorité révocatrice - à savoir un prince-lama célèbre institué par un empereur chinois - est un adepte notoire des hôtels de luxe de New Delhi et autres lieux d'ascèse...
Mais ce qui m'interpelle aujourd'hui, c'est l'indigence intellectuelle du bouddhisme en France, et en particulier du bouddhisme tibétain. Alors qu'en anglais on peut lire des choses très intéressantes, à la fois sur l'histoire, les doctrines et leurs implications éthiques, en France le silence règne, en dehors de quelques exceptions remarquables et réjouissantes.
Cependant, malgré cette différence, il faut bien dire que dans le monde entier, le bouddhisme et les milieux de l'éveil en général se caractérisent par leurs slogans clairement anti-intellectuels. Tout le monde tire à boulet rouge sur "le mental", la philosophie. "Intellectuel" ou "intello" sont devenus des insultes. Le mot d'ordre est "penser moins pour sentir plus", comme si le fin mot du Dharma se trouvait dans la sensation pure (est-ce que cela existe, une sensation pure, inconditionnée par aucune représentation individuelle, sociale, culturelle ?).
Pourtant, le bouddhisme, le Vedânta et même le tantrisme sont des traditions intellectuelles. Elles ont produits des réflexions rigoureuses, argumentées, des concepts élaborés, et cela jusqu'au cœur du vingtième siècle. De même, nombreuses sont les études et les traductions produites par des universitaires ou des chercheurs indépendants. De plus, les sympathisants bouddhistes sont généralement plus éduqués que la moyenne.
Alors comment expliquer ce désintérêt pour les choses de l'esprit ?
Plusieurs hypothèses :
1. Penser est chose difficile. Or, il est plus facile de dénigrer ce qui est difficile que de faire un effort pour le comprendre.
2. Nous vivons une époque où l'on a le sentiment (peut-être illusoire) que le savoir est facile d'accès. Or, ce qui est commun est perçu comme étant sans valeur.
3. Nous vivons dans le relativisme. "Tout est relatif" devient "A chacun son opinion". Cette dictature de l'opinion décourage toute velléité de réflexion.
4. La pensée post-moderne décourage la pensée rigoureuse. Par exemple, les admirateurs de Heidegger voient dans la raison la cause principale de tous les maux "modernes". Pareil pour les traditionalistes et autres admirateurs du totalitarisme.
5. Il y a un fort courant anti-occidental. Or, l'intellect est asocié à l'Occident. Donc l'anti-intellectualisme est une façon de manifester son refus de l'Occident.
6. Nous vivons dans des sociétés où les sens et le mental sont hyper-stimulés : par la pub, la com, les méls, les SMS, le Net, etc. L'anti-intellectualisme est un symptôme de fatigue nerveuse.
7. Nous confondons "avoir des pensées" (parasitaires, compulsives, mélancoliques, agitées, vaines) avec l'activité de penser, de réfléchir.
8. Nous confondons ce qui est pré- ou proto-rationnel (la sensation, le ressenti, le corps, l'instant présent) avec ce qui est supra-rationnel (l'expérience mystique). Nous prenons ce qui est régression pour un "retour à la conscience ordinaire".
9. Le bouddhisme est une pensée radicale, comme le Vedânta ou le Shivaïsme du Cachemire. Or, dans l'Histoire, toutes les pensées radicales ont engendrées d'autres pensées destinées à les étouffer. Penser est une activité potentiellement révolutionnaire, déstabilisante. Penser nous invite à aller au-delà de nos concepts. Alors nous préférons "aller au-delà des concepts", c'est plus facile, moins dangereux et, dans l'immédiat, cela paraît plus agréable. Nous nous persuadons que rejeter tous les concepts est merveilleux, même si c'est un concept idéologique.
10. En tant qu'être sociaux nous éprouvons le besoin de nous soumettre à la pensée d'un groupe, son idéologie. C'est rassurant. Dans un monde post-moderne perçu comme aride, soumis aux logiques de la consommation et de l'entreprise, nous croyons que le rejet de toute logique est une planche de salut.
Ainsi, même si le bouddhisme invite plutôt à un dépassement des concepts présents pour aller vers des concepts plus vastes, qu'à un retour à une état pré-conceptuel, nous préférons l'ignorer.
On lira avec intérêt cet article (facilement traduisible avec Google) publié sur un blogue à contre-courant.