Le Jerusalem Show de 2009, auquel j’avais un peu contribué en son temps, sur le thème du Syndrome de Jérusalem, était très aérien : il se passait dans les hauteurs de la Vieille Ville de Jérusalem, on montait sur des terrasses, on surplombait le Saint-Sépulcre et le Dôme du Rocher, le regard plongeait dans les ruelles de la ville arabe. L’idée de ce festival annuel est en effet de présenter pendant une dizaine de jours des expositions et, de plus en plus, des performances, dans une quinzaine d’endroits de la Vieille Ville (en tout cas de trois de ses quartiers, le quatrième n’en veut pas), qui peuvent être des lieux d’art ou de culture, comme de simples boutiques. Le Show de cette année (qui s’est terminé le 2 novembre), sur le thème assez général du langage, m’a semblé au contraire très souterrain : on s’enfonçait dans les tréfonds sombres du nouveau local de la Fondation Al Ma’mal (organisatrice du Show), extension enfin autorisée par les ‘Autorités’, pour y assister aux performances que s’est appropriées de manière parodique le Taïwanais Lan Hungh, qui, à la manière de Marina Abramovic lors de ‘Seven Easy Pieces’, recrée en les transformant sans autorisation des performances mythiques, comme des contrefaçons asiatiques (Shanzhai) : c’est ainsi que, quatre mètres sous terre, dans la pénombre, j’ai eu droit au Baiser du Public de Oh!Lan, où l’artiste (Lan), renversant les rôles, m’a payé deux shekels pour m’embrasser sur la bouche (après Jiri Kovanda…)
Dans les profondeurs des superbes salles voûtées du vieil hammam mamelouk dans les locaux du Center for Jerusalem Studies de l’Université Al-Quds, on pouvait voir la vidéo par Sharif Waked d’un martyr qui, à la veille de son sacrifice, récitait, au lieu de la propagande attendue, un passage des Mille et Une Nuits sur un ton très coranique, détournement irrévérencieux des codes (‘To be continued’), et dans une autre salle profonde, la vidéo ‘So much I want to say’ de Mona Hatoum où, tentant de s’exprimer, elle est sans cesse bâillonnée par des mains masculines : pièce à la fois féministe, sur la domination de la parole par les hommes, et politique, sur la censure et l’occupation en ces lieux.
Mais la plus belle découverte du Show était un peu plus loin, dans les locaux de la bibliothèque Khalidi, rarement ouverte au public, dans un quartier où les implantations des colons se multiplient. Si un des locaux recréait la bibliothèque constituée par les détenus palestiniens dans une prison israélienne (un projet de Beatrice Catanzaro; image ci-dessus), l’autre montrait le travail de Yazan Khalili, déjà remarqué à Venise cet été (ce même travail était aussi présenté au centre culturel Yabous, qui va ouvrir prochainement, mais le cadre y est plus froid, plus moderne). C’est un grand livre qu’il faut prendre la peine d’ouvrir et de feuilleter, tournant les lourdes pages une à une ; c’est une histoire qui ne se livre qu’au spectateur patient, qu’il faut découvrir lentement, seul ou à deux, pas plus. 92 pages, 91 photos de paysages palestiniens, parfois légendées, parfois silencieuses, racontent la fin d’une histoire d’amour, une road-movie triste dans un pays occupé. Elle le quitte et, le quittant, elle lui laisse les photographies qu’elle a prises, photographies d’où il est toujours absent (elle dit « ce doit être parce que je sentais déjà que je n’allais plus t’aimer »), alors que lui, amoureux aveugle, ne photographiait qu’elle, son corps, son visage, mais ces photos d’elle, qu’il lui a données en échange, nous ne les verrons pas, elles resteront secrètes, perdues à jamais. Nous ne voyons donc, depuis leur voiture, que ce superbe paysage aride, ces collines blanches, ces oliviers, ces ciels nuageux romantiques, ces petits villages, parfois une colonie au loin, rarement un drapeau, et jamais le Mur, qu’elle ne veut plus photographier, qu’elle aurait voulu ne jamais photographier, dont elle veut se défaire comme elle se défait de lui : sa vie sans lui et le paysage sans le Mur, est-ce possible ? Il dit « certains photographient pour se souvenir, elle photographiait pour oublier ». Il a perdu ses repères, ne sait plus trop quand elle l’a quitté, en quelle saison ; elle est partie (étrangère ou exilée, libre de voyager), il est resté (indigène, reclus, privé de permis de circulation), il pense qu’il n’aurait jamais dû prendre une photo d’elle. Que faire avec ces paysages d’où il a disparu, alors qu’il était là, bien là, que faire avec cette négation de son existence, cet effacement de sa présence ? C’est sans doute là que ce travail devient plus large qu’une histoire d’amour mélancolique, touchant à l’identité et à sa négation, comme si le narrateur s’identifiait métaphoriquement avec son peuple, confronté aux tentatives de faire disparaître son identité. C’est aussi bien sûr un travail sur la mémoire et son incarnation photographique : peut-on oublier une photo, peut-on se souvenir grâce à une photo ? (on pense au jardin d’hiver de Barthes, bien sûr). Les photographies sont superbes, tourner les pages du livre est une véritable expérience émotionnelle, sensible, physique aussi (différente, je crois, de ce qu’on ressentirait si les photos étaient affichées aux cimaises en séquence, disponibles, immédiatement visibles), et ‘On love and other landscapes’ est vraiment l’œuvre que j’ai préférée de tout ce voyage, celle que j’aurais aimé emporter avec moi pour la revoir mélancoliquement chez moi, loin du Mur, loin de la Palestine. Yazan Khalili expose à partir du 19 novembre à la Galerie Inception à Paris.
Ailleurs dans le Show, deux belles vidéos de l’Egyptienne Maha Maamoun, l’une où, inspirée par la Jetée, elle projette un rêve de science-fiction des Pyramides en 2026 (Al Ma’mal) et l’autre (Al Hoasch) où, renversant les rôles, elle suit des manifestants explorant la nuit avec une torche les archives de la Sécurité égyptienne (dont les agents – Night Visitors - étaient coutumiers des perquisitions nocturnes chez les opposants au régime) ; deux installations sonores au Centre Culturel Suédois (seul point haut du parcours), l’un sur les Druzes, tantôt interprètes des accusés palestiniens devant les tribunaux israéliens et tantôt criant des nouvelles familiales par dessus la frontière dans le Golan occupé, un travail de Lawrence Abu Hamdan sur le langage, sa colonisation et sa résistance (‘On the borders of bilingualism’) , et l’autre, sur le toit (ci-contre), où des bambins américains apprennent une comptine en arabe, Unadikum (Juliana Irene Smith, ‘Part Three : Nobody Mourned’). Parmi les performances, que je n’ai pu toutes voir, Mette Edvardsen proposait une librairie vivante, réponse à la Fahrenheit 451 aux menaces contre la culture, et Razan Akramwy m’y a donné envie de lire en entier le livre qu’elle incarnait pour l’occasion, ‘La moitié du monde’ de Ghassan Kanafani.
L’an prochain à Jérusalem, moi aussi.
Photos 2,3, 4 & 7 de l'auteur. Photos 1, 5 & 6 courtoisie de Yazan Khalili.