Il y a les mauvais films bien vendus, et les bons films mal vendus. Par la force des choses, on se trouve plus souvent installé dans un fauteuil de multiplexe devant un représentant de la première catégorie que de la seconde, pestant au bout d’une heure trente à deux heures de supplice cinématographique contre une bande-annonce ou une critique journalistique trop belles pour être vraies. Mais parfois, heureusement, la règle s’inverse.
C’est ainsi que je me retrouve samedi soir au Grand Rex, pour la première parisienne de Donoma, auto-qualifié « Film-guérilla ». A priori, beaucoup de raisons de ne pas tenter l’expérience : une bande-annonce décousue, une longueur inquiétante pour un premier film (plus de deux heures), un buzz de « film de jeunes de banlieue qui vient remuer le cinéma français », et l’information que la production de ce long métrage s’est faite hors de tous les circuits d’aides habituels, ce qui peut tout simplement être le signe d’un niveau artistique trop faible pour y prétendre.
Et pourtant. Et pourtant. Traîné là, presque de force, par La Bienveillante et des amis proches de l’équipe du film, il me suffit de quelques minutes pour comprendre que j’ai affaire à une œuvre qui fera date, étonnante de maîtrise et d’invention pour une première réalisation. Donoma, c’est l’histoire d’une dizaine de personnages, qui se tournent autour et tournent plus particulièrement autour de trois d’entre eux, trois jeunes femmes. Film circulaire à plus d’un titre, où l’on voit, dans une succession de séquences à la chronologie éclatée, comment ces jeunes hommes et ces jeunes femmes se croisent, s’aiment, se repoussent, se ratent, dans une série de lieux et de situations qui sont leur quotidien, lycée professionnel, gare RER, chambre de malade, appartement parisien. Noirs, blancs, arabes, métis, banlieusards, bobos, (petits) bourgeois.
Dit comme cela, on pourrait penser à une sorte de best of des clichés du cinéma français actuel. C’est à la fois vrai et faux. Vrai car, par les situations, par les personnages, par les langages aussi, le réalisateur (Djinn Carrénard) emprunte en effet aux principaux genres hexagonaux : le film sentimentalo-psychologique de bobo en appartement, le film de banlieue avec parler cru wesh wesh style, et aussi le cinéma d’auteur pour des séquences plus expérimentales. Faux, car chacun de ces lieux communs est à la fois dépassé, saisi avec plus de vérité que de coutume, et fondu dans un tout où, précisément, des cinémas qui ne communiquent jamais d’habitude communient, dans une belle métaphore de notre société.
Car par-delà les histoires d’amour et de sexe, ce sont les problèmes de communication qui sont au cœur des relations entre personnages. La jeune professeure d’espagnol qui répond par un dangereux mélange de provocation et séduction à son élève de LEP faussement désinvolte, qui, lui, ne sait comment exprimer et vivre ses sentiments. Sa petite amie recluse chez elle avec sa sœur leucémique, dans une relation fusionnelle et jalouse. La jeune photographe qui décide de s’en remettre exclusivement au mime et à l’écriture pour communiquer avec son bel inconnu déniché dans le métro. Ces problèmes de communication, qui poussent chacun des personnages aux limites du langage (la prof qui règle ses comptes avec son élève/amant en le clashant par un rap en espagnol, la photographe et son nez rouge, la jeune garde-malade qui s’enferme dans un dialogue obsessionnel avec Dieu jusqu’à développer des stigmates), recoupent à chaque fois la difficulté qu’ont les uns et les autres à porter, les uns sur les autres, un regard dénué de stéréotype. Bobos et banlieusards se jettent à la figure les clichés que la société véhicule sur eux, un Noir reproche à une Blanche de ne pas être assez noire alors qu’elle a été élevée par des parents noirs, tout en se faisant lui-même remettre à sa place par sa sœur sur son non-respect des valeurs familiales africaines. Pendant deux heures, le film s’amuse avec les idées reçues, les détourne, les retourne, avec une grâce et une justesse tout sauf évidentes sur le papier. Enchaînant des moments d’hyperréalisme quasi-documentaire, caméra nerveuse au poing, avec des scènes à l’onirisme envoutant, le tout porté par une bande-son toujours remarquable. Brisant l’apitoiement et le sentimentalisme, quand ils pointent le bout de leur nez, par une soudaine bouffée bouffonne, qui ne tarde jamais elle-même à céder la place à un moment plus dramatique.
C’est un film qui parle, au bout de compte, de l’identité de notre pays, et de cette jeune classe moyenne urbaine qui en est la force vive, tout en en restant finalement l’angle mort. Les personnages (joués par des acteurs épatants et suscitant immédiatement l’empathie), par-delà leurs particularités marquantes, sont remarquablement moyens. De la banlieue, on ne verra pas les racailles et les cités qui brûlent, de Paris, on ne verra pas les lofts somptueux et les restaurants luxueux : au contraire, pavillon, mornes rails de RER, appartements de taille moyenne, salle de classe, Donoma offre un méthodique passage en revue de l’environnement quotidien des ces vingtenaires et trentenaires mélangés, plus ou moins blancs, plus ou moins riches, qui élaborent maladroitement la France des trente prochaines années.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Partant de rien (le film revendique avoir coûté … 150 euros), volontairement restés à l’écart des grands noms du secteur pour des raisons de liberté artistique (ils auraient dit non à Luc Besson), Djinn Carrénard et son collectifs d’acteurs et de soutiens ont tout misé sur la communication virale et le terrain, conjuguant un dispositif web complet (site, blog, Tumblr, page fan sur Facebook …) et un tour de France en bus (!) pour mobiliser les fans, organiser des événements dans chaque région et capter l’attention des cinémas locaux. C’est ainsi que la projection du Grand Rex a été conçue (et remplie) ce week-end. Une expérience originale de cinéma participatif, depuis le financement jusqu’à la création d’une demande « bottom-up » pour que le film soit programmé en salle sur tout le territoire. A l’heure actuelle, selon mes informations, aucun cinéma n’a fait ce pari à Paris … vous savez ce qu’il vous reste à faire si vous habitez la capitale.
Romain Pigenel
Donoma de Djinn Carrénard, sortie nationale le 23 novembre