(Photos personnelles capturées au débotté, en attendant de récupérer des photos du MET)
Voilà donc la troisième page de ce Ring new-yorkais. Le battage publicitaire autour de cette production a été obscurci par deux accidents notoires. Gary Lehmann prévu pour Siegfried atteint d'un virus est arrêté depuis le printemps dernier. Il est affiché dans les trois séries du Ring complet ce printemps (Avril-mai), mais pour l'instant il est remplacé par un chanteur peu connu, Jay Hunter Morris qui était sa couverture. James Levine qui a de gros problèmes de santé depuis deux à trois ans est tombé cet été et a annulé tous ses concerts. S'il est affiché pour le Ring de Printemps, il est remplacé y compris dans le Götterdämmerung de cet hiver par Fabio Luisi. Le MET a nommé en conséquence Fabio Luisi "principal conductor", sorte de doublure du directeur musical. Fabio Luisi est peu connu en France, et même dans son pays d'origine, l'Italie (il est génois). Il a fait une carrière essentiellement en Allemagne (il a été à Berlin, à Dresde et a fait beaucoup de répertoire dans les opéras germaniques (Munich, Vienne...) et en Suisse (Orchestre de la Suisse Romande), c'est un bon chef, réputé pour bien faire travailler l'orchestre, un de ces chefs de confiance qui peut vous sauver une situation difficile.
En effet, le jeu se réduit souvent au proscenium, ou sur l'espace en pente de la "machine" articulée, ce qui veut dire peu de possibilités de mouvement malgré l'énormité du plateau du MET réduit à une portion congrue. Ce qui veut dire aussi que les rapports entre les personnages restent assez peu travaillés. En termes de mise en scène, tout cet aspect est assez faible et demeure très largement illustratif. Il y a tout de même des idées, par exemple, l'évocation de la naissance de Siegfried pendant le prélude, mais le seul moment de "vraie" mise en scène, c'est la magnifique scène entre Erda (Patricia Bardon, royale) et le Wanderer (Bryn Terfel, impérial), la manière dont le Wanderer sort la liste des runes de sa lance, l'étale sur le sol et rampe dessus est impressionnante, réduisant ensuite la lance allégée de ses runes à un maigre bout de métal que Siegfried aura tôt fait de briser, le jeu des deux personnages très légèrement érotique (jeu des affleurements entre le Wanderer et Erda, dont l'accouplement a produit Brünnhilde...) est aussi impressionnant. Tout le reste est souvent du déjà vu, avec un duo final entre Brünnhilde et Siegfried très pauvre en inventivité scénique et avec des personnages singulièrement paralysés alors qu'ils devraient être ravagés par la passion (au moins Siegfried), un duo final assez raté dans l'ensemble.
Là en revanche où Lepage est vraiment souverain, c'est dans le traitement des individus, dans la manière de jouer sur leurs expressions, qui sont pour tous d'une rare justesse. Un exemple, lorsque Wotan dit "Zieh hin! ich kann dich nicht halten!" ( "va, je ne puis t'arrêter!") après avoir eu sa lance brisée par Siegfried à l'acte III, il sort en esquissant un sourire qui est une très belle trouvaille: vaincu mais heureux...Une grande réussite aussi grâce au beau Siegfried de Jay Hunter Morris, qui réussit la transformation d'un Siegfried un peu "échevelé", un peu ado retardé du 1er acte, en jeune adulte rendu mature par le sentiment de l'amour et la rencontre avec la femme, par des détails à peine perceptibles des expressions du visage, des gestes moins agités. Un magnifique travail d'une précision et d'une attention rares (on est loin du travail grossier d'un Gunter Krämer): il est vrai que Lepage est servi par une distribution d'une rare homogénéité à tous niveau, tous ou presque ont une diction éblouissante (Gerhard Siegel en Mime! Bryn Terfel en Wanderer, mais aussi Patricia Bardon ou l'Alberich splendide de Eric Owen) ; beau travail que celui sur les costumes (de François Saint Aubin, les mêmes que pour Rheingold, mais salis, vieillis et rapiécés (notamment pour Mime, Alberich et Fafner).
Au delà de ce travail souvent très attentif sur les individus, l'ensemble dégage une indéniable poésie, de cette poésie qu'on attend des livres de contes pour enfants, images d'un monde lointain aux couleurs atténuées, un monde qu'on pourrait voir aussi en BD ou comme je l'ai dit dans des films d'animation, un travail où la vidéo et le numérique se mêlent à l'action en se tissant aux personnages "réels" sur la scène et ne sont pas des éléments surajoutés qui font "décor", c'est cette interaction qui est passionnante et qui en fait une œuvre d'aujourd'hui, ou une "œuvre d'art de l'avenir" pour paraphraser qui vous savez...
A ce travail scénique correspond un travail musical de très grande qualité. j'étais en correspondance téléphonique aux entractes avec une amie très "lyricomane" qui à New York était dans la salle, pour vérifier si mes intuitions étaient justes ou démenties par ce qu'elle entendait. Comme nous avons eu les mêmes sentiments, j'écris sous la réserve d'entendre la représentation en salle mais avec cette garantie là. Du côté du chant, il y aurait d'abord à dire "Habemus Wotam( ou Wotanem?)". Bryn Terfel est inaccessible dans ce rôle, il en a la puissance, le timbre, l'intelligence, la diction. Il a tout. Claudio Abbado l'avait bien senti il y a déjà plus de douze ans quand nous avions échangé après un Don Giovanni à Ferrare ( où Terfel chantait Leporello) , il m'avait dit, "C'est un Wotan, un Wotan!". Qu'il fasse Hans Sachs ou Wotan, c'est un modèle, allez-y dès qu'il est affiché quelque part ...en attendant le futur Wotan que finira bien par chanter Michael Volle, qui le lui offrira?
On sait que Gerhard Siegel est un chanteur de très bon niveau, son Mime est un rôle de référence pour lui, il en endosse l'aspect physique, mais aussi les inflexions, la diction parfaite, il est ce personnage tragi-comique qui le rend si passionnant de bout en bout, un des rôles les plus subtils de la Tétralogie, qu'il faut confier à des chanteurs qui ont un parfait sens du texte et une intelligence sensible et aiguisée.
Hans-Peter König réussit dans les sept minutes de présence à être émouvant, à marquer le rôle et à faire de ce court moment un vrai moment d'arrêt et de méditation. Eric Owens en Alberich confirme l'excellente impression de l'Or du Rhin en personnage à la fois grotesque et pathétique avec une voix forte, bien timbrée, et pour lui aussi une diction modèle. J'ai dit tout le bien que j'ai pensé de l'apparition d'Erda et de Patricia Bardon, vêtue d'une robe de cristaux de mica, et brillant de feux nocturnes, qui est vraiment une Erda imposante, Mojka Erdmann, dans l'oiseau est elle aussi sans reproche.
Don au total, une distribution supérieure à ce qu'on a vu ces derniers temps sur les autres grandes scènes, avec la présence écrasante d'un Wotan d'exception.
Au total, évidemment, l'envie de sauter par dessus l'océan pour aller assister au Ring complet en avril me titille sérieusement, dans une distribution modifiée et avec Levine (au moins sur le papier). Et le 11 février, je serai devant l'écran pour Götterdämmerung. Malgré les accidents, et malgré un rendu scénique irrégulier (ah, ce troisième acte!), on a là une production majeure de ces dernières années.