Alors le pont des Légions, vous êtes pratiquement sûr de l'emprunter à pied, en voiture ou en tram si vous passez à Prague. Il relie la Vieille-Ville (à partir du Théâtre National) avec la circonscription de "Újezd" du Petit-Côté ("Malá Strana") en passant par l'île du champ de tir ("Střelecký ostrov") sur laquelle (île) reposent 3 piliers de notre pont. Parenthèse. L'île du champ de tir porte son nom depuis le XV ème siècle, lorsque les arquebusiers des villes de Prague vinrent s'entraîner céans pour des raisons de sécurité comme de pollution sonore.
Auparavant, se trouvait au même emplacement le pont de chaînes appelé François 1er, curieusement semblable à celui de Budapest (cf. mes photos). Je vous ai trouvé une fantastique photo de 1866, prise depuis la colline de "Petřín", et sur laquelle on distingue parfaitement non seulement notre pont François 1er, mais également la porte de "Oujezd" ("Újezdská brána") comme la caserne du même nom ("Újezdská kasárna"), où naquit en 1834 "Jan Neruda" (et non pas aux 2 soleils ["U Dvou slunců"] comme le clame bêtement "Wikipédia". Jean vécut 19 ans aux 2 soleils, entre 1845 et 1859, mais il n'y naquit aucunement) et qui fut rasée en 1932.
Bon, mais entre-temps le pont François 1er ne faisait tellement pas l'affaire, que même les omnibus hippomobiles ne pouvaient pas l'emprunter (notez qu'il n'y a pas de rail sur les photos d'époque). Le souci ne venait plus cette fois-ci d'une surcharge, mais du fait que le tablier en planches de bois ne permettait pas d'y insérer les railles du tramàbourrins. Aussi la mairie de Prague prit le problème à gras le porc en 1898, et lança un appel d'offre pour un nouveau pont en dur, capable d'accueillir les omnibus comme de supporter les camions de 38t, pont qui allait devenir notre pont des Légions.
L'appel d'offre fut gagné par, et le projet fut confié aux, architectes "Antonín Balšánek" (1865-1921), "Jiří Soukup" (1855-1938), et "Josef Jan" qui mourût si vite, qu'il n'eut même pas le temps de laisser son nom dans l'histoire (du pont comme de l'architecture).
La construction fut assurée par la société hongroise "Georg Gregersen & Söhne", une des (sinon la) plus grosses sociétés hongroises de l'empire austro-hongrois, spécialisée dans la construction ferroviaire, gares, barrages, tunnels, boîtes (les fameuses boîtes de Hongrie - CTPT), et ponts bien évidemment (la société avait un bureau à Prague et prouva son efficacité lors de la reconstruction des 2 piliers du pont Charles effondrés lors des inondations de 1890).
Le pont repose sur 10 piliers, dont 7 en eau et 3 en bas, sur l'île du champ de tir, formant 9 arcs. Les 2 arcs de l'île sont de forme circulaire de portée (écartement entre les piliers) égale: 27 m. Les 7 autres arcs sont de forme bizarroïdellipsoïdale de portées respectives (de la Vieille-Ville vers le Petit-Côté) 26, 34, 38, 42, 32, 28 et 25 m (je les ai mesurées la semaine dernière, lorsqu'il pleuvait pendant le week-end et que je n'avais rien, mais alors vraiment rien d'autre à faire). La longueur totale est de 343,5 m et la largeur de 16 m, dont 10,5 m pour la voie carrossable et 5,5 m pour les trottoirs de part et d'autre.
Fort de l'expérience "poids-lourd Ringhoffer", les Hongrois décidèrent de faire costaud.
Bon, mais par contre ce que l'on voit bien (si l'on se donne la peine de regarder) c'est la déco (ce pont ne manque pas de classe - CTPT). C'est marrant, parce qu'en dehors du pont Charles, parler de la déco d'un pont, c'est comme parler de la beauté d'une autoroute, ou du sex-appeal d'un tracteur. Genre ce n'est pas l'élément ostentatoire qui va vous péter aux mirettes d'entrée de jeu, et pourtant... Tout d'abord notez les 18 lampadaires art-nouveau qui allient les sthétismes et les ficacités. Le mat principal haut de 10 m et terminé par l'emblème du pays (et surtout de la Bohême), le lion à 2 queues, supporte la branche-lampe à icelui (mat) fixée par de multiples volutes. Ces splendides lampadaires furent conçus par "Vilém Amort", réalisés par "Josef Palouš", électrifiés par "František Křižík" et décorés de reliefs représentant les métiers de la navigation fluviale par "Gustav Zoula".
Une fois construit et décoré, il ne restait plus qu'à nommer le pont.
Alors s'il est un truc que vous ne pouvez pas louper sur le pont, ce sont les 4 cahutes à péage de part et d'autre de chaque côté. Prague avait besoin d'un pont solide, carrossable, mais pas forcément gratuit, eh oui (enfin non). Bon, et donc elles furent construites comme le pont, de pierres à 3 couleurs différentes, ce qui, depuis la restauration, est bien visible. Y a juste que personnellement, j'ai du mal à y voir du rouge et du bleu. Du blanc plutôt beige oui, no souci, mais le rouge et le bleu, mon n'veu... Notez la splendide déco: coupoles en cuivre ornées de mascarons et de festons, fenêtres rehaussées des armoiries de la ville (enfin avant, aujourd'hui elles sont vides, les armoiries). Les portes sont également décorées d'allégories des arts du métier (mais je ne sais plus duquel), par "Gustav Zoula".
Pis une historiette pour terminer. Lors de l'inauguration de l'édifice en 1901, l'empereur Francois-Joseph 1er en personne fit le déplacement vers Prague (mais sans Sissi, parce que lors de la dernière inauguration, elle avait glissé sur un pan et s'était cassé la main sur le pont - double CTPT. Cette fois-ci, Francois-Joseph 1er était accompagné d'une clique de prélats, ce qui fit dire à certains que le pont était plein de curés - CTPT. Il était cependant interdit de quêter sur le pont - CTPT). Il fut pris en photo alors qu'il s'en trottinait gaillardement sur l'ouvrage d'art, et un journal de l'époque titra alors "Promenade sur le pont" ("Spaziergang auf der Brücke"). Depuis, le bon peuple de Bohême appelait son altesse mirobolante "le vieux Promenade", parce qu'en Tchèque, "promenade" se dit "procházka", et que c'est un nom propre aussi courant en pays nostre que Martin ou Dupont en vostre pays.
Alors cette histoire de promenade ne serait pas vraiment vraie. L'historien "Otto Urban" avance une autre théorie dans son ouvrage biographique sur le Kaiser. N'ayant trouvé aucun article avec un tel intitulé dans les journaux d'époque, et s'étant aperçu que ce sobriquet était nettement plus ancien que l'inauguration de notre pont, il découvrit que dans les années 70 du XIX ème siècle, officiait à Prague un employé municipal, veilleur de nuit et accessoirement aboyeur de cortège, répondant au nom de "Procházka" (promenade). Celui-ci, monté sur un vieux roussin, précédait l'escorte impériale de quelques minutes et aboyait au peuple dans les rues "il approche brave gens, oyez oyez, son époustouflance l'empereur Franzeppy est en approche". Ceux qui le connaissaient criaient: "ça y est, le vieux Procházka arrive". Ceux qui ne le connaissaient pas...
Et l'histoire fit le tour de Prague, de la Bohême, de l'empire entier jusqu'à arriver aux zimpériales zoreilles du concerné à Vienne, sous la forme "der alte Spaziergang".
Bref, peu importe l'origine du sobriquet, mais ce qui est sûr, c'est que Franzeppy en fut affublé, et encore aujourd'hui, lorsque vous demandez aux habitants du pays (un peu culturés quand même, le zabitant) qui se cache sous "le vieux Promenade", no souci afin d'obtenir la bonne réponse (du reste la photo de l'intéressé est toujours clouée au mur de mon caboulot préféré, 95 ans après sa mort. Souvenir, nostalgie, hommage?).
Bon, ben voilà tout ce que l'on peut dire sur le pont des Légions. Il est beau, il est costaud, et il est fonctionnel (d'ailleurs il servit même de modèle pour l'élevage des volailles, car les fermières étaient bien contentes d'avoir des nichoirs en forme de pont - CTPT). Et il se trouve là: 50.08131N, 14.41014E