Par Hong Kong Fou-Fou
A Fury Magazine, on a le sens de la nuance. Si je dis par exemple que les autres rédacteurs de ce modeste organe de lutte de classe sont des amis, je parle d'amitié avec un grand A, du genre de celle qui fait qu'on se laisserait tailler en pièces avec le sourire plutôt que de la renier. Je ne parle pas d'amitié "à la Facebook", où on clique sur "+1 Ajouter comme ami(e)" pour un parfait inconnu qui partage avec nous un vague intérêt pour les films d'espionnage bulgares. La nuance est de taille.
C'est important, la nuance. Prenons comme exemple ce moment convivial qu'est l'apéritif. La nuance entre l'apéro et l'apéritif est subtile mais essentielle.
En effet, imaginez que vous recevez un coup de fil/texto/tweet (rayez la dernière mention, elle est inutile. Sauf si vous habitez Saint-Tropez, auquel cas elle permet un désopilant jeu de mots autour de l'oeuvre des Chats Sauvages) pour vous inviter à passer chez des amis prendre un verre. Eh bien votre sort va se jouer en quelques lettres. S'ils emploient le mot "apéro", le pire est à craindre : ils vous offriront une bière à même la bouteille, des chips directement dans le sachet ou, au mieux, dans une assiette en carton ou ornée du Mont Saint-Michel. Le maître de maison vous recevra en t-shirt, son épouse n'aura pas pris la peine d'enlever ses bigoudis, la chaîne hifi déversera du Balavoine, le chat vous sautera sur les genoux et ruinera votre pantalon en mohair. La conversation tournera autour de la victoire de Marie dans la dernière saison de "Secret story". Par contre, s'ils vous convient à un "apéritif", alors là, sonnez hautbois, résonnez musettes, le martini sera servi dans du Baccarat et c'est du Bacharach (Burt, cette fois) qui sortira des enceintes. Vous dégusterez des canapés de foie gras au chutney de figues. Monsieur aura enfilé son plus beau peignoir de soie, assorti à la robe fourreau de sa compagne. C'est une panthère qui se couchera à vos pieds, dans un feulement de satisfaction. Vous deviserez agréablement de sujets aussi passionnants que la vitesse de la lumière récemment dépassée par des neutrinos, la période bleue de Picasso ou la branlée infligée à Manchester United par City le 23 octobre dernier.
OK, j'exagère un peu la différence entre un apéro et un apéritif, disons que j'y mets une grosse part de mes fantasmes. Pour schématiser, à mes yeux, l'apéro, c'est Patrick Chirac dans "Camping", l'apéritif, c'est James Bond dans "Opération Tonnerre". Le mot "apéritif" chante à mes oreilles et excite mes papilles, le mot "apéro" me donne légèrement la nausée. Vous allez dire que je m'attache à des détails. Mais je n'y peux rien, j'aime joindre le futile à l'agréable. Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse, ce n'est pas mon truc. Ce que je veux dire, c'est que les gens ne font guère d'efforts quand ils veulent boire l'apéro. Que ce soit en couple ou entre amis, ça ne coûte pas grand' chose de soigner la présentation et de mettre fin à la dictature des apéricubes. Même dans un bar, la situation n'est pas terrible. Quand je pense qu'en Italie, la patrie de l'apéritif, dans n'importe quel établissement de n'importe quelle ville, on vous amènera pour accompagner votre negroni tout un tas de choses appétissantes à grignoter et qu'en France il faut souvent pleurer pour avoir droit à trois cacahuètes rances... Si Ernest Hemingway, correspondant de guerre lors de la libération de Paris, est allé demander au général Leclerc de lui prêter un blindé et une jeep pour partir lui-même libérer le bar du Ritz, ce n'est pas pour que 60 ans plus tard on se contente de boire un vulgaire apéro !
L'apéritif est né en 1786 à Turin. Je ne vois pas trop comment les historiens ont pu établir ce fait mais soit. Que
faisaient les gens avant de dîner jusqu'en 1785 ? Mystère. Ils n'avaient même pas "Le grand journal" à regarder. Et comment l'apéritif a-t-il été inventé ? Nos experts ont tenté de reconstituer
la scène entre Luigi, artisan drapier, et Giuseppe, rémouleur :
- Giuseppe, tu veux passer à la maison tout à l'heure après le boulot ?
- Pourquoi faire, Luigi ?
- Heu... Je ne sais pas, moi. Prendre, heu... Prendre l'apéritif, tiens !
- C'est quoi, ça ?
- Eh bien on boira un verre, on mangera des olives farcies au citron et on discutera du match Juventus/ Milan AC en calcio fiorentino.
- Tu es vraiment bizarre, Luigi...
Ma grande angoisse, c'est qu'un jour un crétin de jeune invente l'apériteuf, une sorte d'apéro à grande échelle, où les gens se réuniraient dans le seul but de s'arsouiller. Ce jour-là, je n'aurais d'autre solution que de m'exiler dans une villa en Toscane, dans cette Italie qui a élevé l'apéritif au rang de religion. Pardon, des apéritifs géants sont déjà organisés via Facebook ??? Chérie, prépare les valises ! Utiliser un réseau social pour faire tomber des dictatures, soit. Mais pour se prendre une biture, non.
Deux remarques destinées à vous prouver que Fury Magazine, sous ses airs désinvoltes, contribue à l'éducation des masses :
1) Le calcio fiorentino est l'un des ancêtres du football, né à Florence au Moyen-Age et très pratiqué à la Renaissance. Est-ce que les joueurs gagnaient des millions de florins, conduisaient des calèches de sport Ferrari et sortaient avec les plus belles des courtisanes, ça je ne le sais pas...
2) Phonétiquement, "tchin tchin" signifie
"pénis" en japonais. Pensez-y la prochaine fois que vous trinquerez avec des amis nippons, sinon ils risquent de ne plus vous saquer...