Si cette décennie sera définitivement celle d’Internet, 2011 est la pire année qu’ait connu le marché de la télévision. Raboté, amoindri et bloqué, il montre tous les signes d’une impasse, à l’heure où nous favorisons d’autres écrans.
Et pourtant, Apple est fortement pressenti pour se lancer dans ce marché à risques, avec une hypothétique iTV, aussi attendu que l’iPhone en son temps. Une télé révolutionnaire sera-t-elle suffisante ? Réponses et avis dans la suite de cette chronique, juste après la météo.
Alors que nos approches de l’écran ne cessent de muter et de s’enrichir (voir ma chronique dédiée), le plus historique de tous traverse une passe historiquement mauvaise. Dans un article de l’Expansion sur les résultats financiers des constructeurs télé en 2011, la photo de famille ne montre aucun sourire : tout le monde est en crise. Les divisions TV des grands constructeurs, toutes déficitaires, ont fait plonger leurs résultats financiers globaux à coups de centaines de millions d’euros.
Les constructeurs japonais comme Sony et Panasonic sont ainsi en train d’abandonner le marché à travers des fermetures d’usines et des accords de sous-traitance avec les constructeurs coréens et taïwanais. Les coréens comme Samsung et LG, désormais leaders mondiaux, ont cependant eux aussi du mal à sortir la tête de l’eau. Nous terminerons enfin avec une note occidentale : Philips, dernier constructeur européen à survivre jusqu’ici, vient d’abandonner la course en cédant 70% de sa division télé à un partenaire chinois.
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MARGE M’A QUITTÉ
Pourquoi une telle crise ? Pour plusieurs raisons, la plus évidente étant la chute drastique des prix. En voulant (et en luttant) pour imposer la génération des écrans plats HD durant ces dernières années, les constructeurs ont lourdement investi dans une production de masse pour baisser les prix, quitte à se retrouver en situation de surproduction… Et ainsi accélérer la chute des prix. Dans un marché qui s’est trop rapidement retrouvé sans marges et à couteaux tirés, personne ne pouvait gagner.
Est-ce dans ce but que les innovations technologiques comme la 3D et la smart TV sont arrivées de manière rapide ? Possible.
A peine avons-nous investi ces dernières années dans un grand écran plat, que les marques nous faisaient déjà miroiter de nouveaux « must have » : rétro-éclairage LED, 3D active avec lunettes, écran connecté au web… Depuis 2 ans, l’offensive techno-marketing est massive, pour des résultats minimes : si le LED s’impose par défaut, la 3D et la Smart TV se sont révélés des fours retentissants.
Sans m’étendre sur la 3D (je l’ai déjà fait au sujet de la 3D dans cette chronique dédiée), il me paraît évident que de la même manière, la « télé connectée » ou Smart TV est une technologie pas mûre et mal exécutée. Des échecs qui cependant, mettent en exergue un problème bien plus structurel propre à la télévision : son taux de renouvellement.
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UN VIEUX PROGRAMME
La télévision incarne le plus vieux des écrans à notre disposition et ce titre n’est pas anodin : il révèle d’une époque et d’une manière de consommer différents. Adoptée dans les années 50 dans la même vague que les produits « blancs » (électro-ménager), la télé est un appareil pensé pour durer et qui se renouvelle lentement, contrairement aux ordinateurs, smartphones et autres tablettes.
Dans nos esprits tout d’abord, cet appareil est le totem du salon, un élément central et plutôt massif. On ne pense donc pas à en changer tous les quatre matins, voire tous les ans. La durée de vie d’une télévision, même si raccourcie en comparaison avec les années 70-80, dépasse pourtant largement les 5 ans en moyenne, quand l’immense majorité des smartphones ne survit pas à la durée de contrat 12 ou 24 mois qui lui est liée.
Dans la pratique aussi. Vous avez déjà changé de télé ? C’est pénible. Grosse, lourde, c’est une galère que d’en ramener une chez soi et encore plus que de revendre ou se débarrasser de l’ancien modèle. Du coup, on en vient par pragmatisme à garder un modèle bien plus longtemps, tant qu’il tient. Si les ordinateurs et post-ordinateurs vivent au rythme du « le nouveau est encore mieux », la télé tient plus du « pourquoi changer un truc qui marche ? ».
Et en reparlant de nouveautés : la télé en est assez avare d’un point de vue technologique, mais aussi contenu. Ainsi, son rôle n’a jamais vraiment changé depuis sa naissance : diffuser un programme : DVD, TNT, VHS… C’est le même combat et surtout, un apport de progrès extérieur : la télé n’a jamais vraiment changé, mais on lui a ajouté un décodeur, un lecteur DVD, un tuner TNT, une antenne satellite ou une box triple play.
Bref, l’appareil ne change pas vraiment dans son absolu et appelle donc moins au renouvellement, ce qui donne un cercle vicieux : le taux de renouvellement très lent n’appelle pas aux innovations et le manque d’innovation n’appelle pas au renouvellement.
Le cas de la révolution écran plat/HD est assez parlant. Malgré le changement intérieur et extérieur le plus important depuis la télé couleur, ce combo technologique a eu du mal à s’imposer rapidement, tant les foyers ne se sentaient pas dans le besoin impérieux de changer. Il aura fallu l’arrivée de contenus dédiés et surtout, une baisse de prix drastique pour que la sauce prenne.
Du coup, le marché se retrouve bloqué. Après avoir vécu une décennie de renouvellement massif, la télé HD se trouve déjà solidement installée dans les salons et vendue à tarifs très serrés. Malgré la volonté des constructeurs d’harmoniser le rythme de renouvellement technologique et d’achat des télés avec les autres écrans, c’est peine perdue : cet objet possède un héritage et une utilisation bien trop figée pour muer tous les quatre matins.
Et c’est évidemment dans cette grille de programme morose et presque condamnée qu’Apple pourrait bien s’emparer du prime time.
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APPLE ET L’ITV EN SAUVEURS ?
Je vous l’ai déjà dit mais je le répète avec plaisir : la Pomme n’a jamais été aussi forte que pour bousculer un marché installé.
Les ordinateurs ? L’Apple II et le Mac.
La musique digitale ? L’iPod et iTunes.
La téléphonie ? L’iPhone.
Tous les marchés dans lesquels Apple est intervenu étaient des marchés avec une histoire, des leaders et une existence ayant atteint la maturité (baisse de la recherche, stagnation du volume, hausse de la valeur et des marges).
En ce sens, la télévision se pose en marché parfait : personne ne pense qu’on peut encore le faire évoluer et créer de nouvelles opportunités de profits et de business. Un immobilisme qui sied à la Pomme, toujours friande d’ennemis à créer et de boucs émissaires à charger.
Depuis quelques années maintenant, tout le monde se demande donc quel pourrait être le prochain marché attaqué par Apple pour maintenir sa croissance, sachant que la marque californienne a réussi presque dans tous les marchés qu’elle a attaqué… Sauf la télé.
Poliment qualifiée de « Hobby » par un Steve Jobs plus habitué à des termes comme « révolution » et autres « insanely great products », l’Apple TV n’a jamais percé. Boitier trop bridé, contenus limités, stratégie floue… Sans trop y croire, mais sans vraiment laisser tomber, Apple a fait jusqu’à aujourd’hui acte de présence, sachant que les autres ne font pas mieux, Google TV en tête.
Comment alors imaginer une hypothétique iTV qui renverserait la tendance ? Voici mon portrait robot :
- Un design de grande classe. Avec un cadre en aluminium ultra fin et des bords en verre minimaux, l’iTV en jetterait immédiatement. Bien sûr, des marques comme Loewe ou certains modèles de Samsung et LG se montrent également impressionnantes, mais je fais confiance à Apple pour livrer une copie encore plus minimale et pourtant pleine de sens et de détails.
- iOS intégré. Impossible de penser iTV autrement qu’un écran de grande classe avec une Apple TV intégrée. Mais l’interface irait plus loin qu’un look clean et de jolies icônes. iOS changerait tout : Internet, mail, Facetime et commandes vocales via Siri seraient évidemment très séduisants, dans une télé.
- Plus de télécommande. Car votre télécommande serait votre iPhone ou votre iPad. Avantages ? Une liaison multiple, en Wifi. Un report des images permettant de regarder un second programme sur votre appareil sans changer le programme familial. Mieux encore, un report vidéo comme il est déjà possible via Airplay. Vous imaginez lancer une fenêtre web sur votre iPhone, la voir s’afficher en grand sur votre iTV et scroller ou utiliser le clavier de votre iPhone ? Ce serait LA solution pour enfin accéder au web sur une télé, car tout ceux qui ont déjà essayé le savent : c’est une galère, personne ne voulant brancher un clavier et un trackball à sa télé pour se coltiner un navigateur peu optimisé.
- Un App Store. Car iOS c’est évidemment l’App Store qui démultiplie les possibilités d’un appareil. Une app pour programmer facilement n’importe quel enregistrement. Une app pour trouver toutes les chaînes diffusant un match de foot. Une app pour partager sur Twitter ou Facebook ce que l’on regarde. Une app pour créer des playlists de programmes. Une app pour toutes ces utilisations que l’on ne soupçonne pas encore et dont on ne pourra se passer demain.
- Une console de jeu. Evidemment. Si Apple est déjà en train de faire un coup d’état sur le jeu mobile, qu’est-ce qui l’empêche d’aller plus loin ? Lorsque l’on voit les premiers jeux utilisant un iPad/iPhone et Airplay sur une télé, on se dit qu’Apple est en train de court-circuiter le concept de la Wii U de Nintendo. Avec une iTV, Apple pourrait carrément décapiter Nintendo, en offrant une console puissante intégrée à la télé ou dans les iDevices, un App Store et un système de partage. Je mise fort sur cette facette.
- Une inter-connexion naturelle. Avec Internet évidemment, mais avec les autres appareils de la maison, pour enfin gérer et centraliser tout le contenu. C’est technologiquent facile, ergonomiquement encore jamais vu pour le grand public, qui ne pensera jamais à bidouiller du XMBC.
- Une aura. Les Apple haters vont encore hâter, mais qu’ils se résignent : la Pomme reste probablement le dernier constructeur grand public au monde capable de générer une marge confortable sur ses produits grâce à son image de marque sans pareil. Une iTV répondant au bon cahier des charges et arborant un design spectaculaire n’aura aucun mal à se vendre 300, 400 euros plus cher qu’une télé concurrente, à technologie (mais services ?) égale.
D’une manière réaliste, l’iTV reste un projet largement dans les cordes d’Apple. Toutes les briques sont déjà présentes et l’investissement massif dans les usines de Sharp (excellent constructeur de dalles qui a surtout l’avantage de ne pas être Samsung) vont en ce sens. Alors, pari gagné ? Pas sûr. Car pour rallumer la télé, Apple devra surmonter des challenges bien plus redoutables.
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MAIS SANS ATTENDRE, UNE PAGE DE PUBLICITE
La première a été mise en valeur par Peter Rojas de gdgt.com, l’un des gourous du hi-tech outre-atlantique. Le problème de ces télés, ce n’est pas tant l’appareil que les tuyaux, alias les producteurs et diffuseurs de contenus. Ces derniers, fermement attachés aux profits engendrés par le Câble, le Satellite, le Pay Per View et autres Tivo, ne vont clairement pas lâcher leurs pépites.
Or, comment proposer plus qu’une télé, si au final on se retrouve avec un écran diffusant toujours les mêmes programmes et soumis aux mêmes décisionnaires ? Le syndrome de coquille vide pourrait se révéler dévastateur.
Par le passé, Jobs a su forcer la main aux majors du disque pour imposer iTunes et le tarif de 99cents par morceaux. Ce qui fût considéré comme une victoire historique pour Apple s’est rapidement retourné contre elle : effrayés par les erreurs de leurs collègues de la musique, les majors du cinéma et les grands networks de la télé ont longtemps fait la misère à Jobs dans les tables de négociations. Ceci explique en partie pourquoi iTunes et Apple TV ont toujours lutté pour proposer du contenu vidéo riche, bon marché et rapide.
Et les lobbys de producteurs de contenus ne se sont jamais montrés aussi puissants que lorsque la demande en contenu devient critique : il faut remplir ces millions d’écrans avec des programmes transversaux adaptés. Google, qui s’est lancé le premier avec Google TV, s’est d’ailleurs royalement cassé les dents sur le dossier. Non seulement son produit était mauvais (vous avez déjà vu une télécommande Google TV ?), mais toutes les chaînes et opérateurs satellites lui ont fait barrage, de peur de voir leur marché publicitaire détourné et vampirisé.
Apple non plus ne possède pas ici de levier de pression pour forcer la main : c’est le marché de la télé qui est en crise, pas des programmes télé. A moins de créer un service de broadcast propre, l’iTV ne pourra proposer de programmes ou de services aussi innovants que l’objet lui-même. Apple ne peut donc forcer la main à ses futurs « partenaires ». Et ce n’est pas tout. Il faudra aussi forcer la main aux consommateurs.
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THE BEST TV WE’VE EVER MADE
Car nous revenons à notre problème de base : la télé est un marché au renouvellement lent et pénible, pour toutes les raisons énoncées plus haut. Hors, Apple est un chantre de renouvellement rapide, avec une mise à jour de tous ses produits chaque année et un changement majeur (design, technologie) tous les deux ou trois ans maximum.
(J’ai aussi très honte de ce montage.)Or, comment vendre une télévision de 50 pouces, 80 kilos et 2000 euros au bas mot, puis vendre le modèle 52 pouces, 70 kilos et 2000 euros l’année d’après ? Cela semble impossible, tout simplement. Apple devrait alors se résoudre à changer le business plan autour de sa télé. Cela passerait nécessairement par les services. Mais je doute également de cette piste, pour deux raisons :
- Comme dit plus haut, tous les revenus de publicité et d’abonnements télé sont trustés par les chaînes et les opérateurs. Je doute qu’Apple, bien que faisant miroiter une exclu sur iTV, n’arrive à leur ponctionner 30% des revenus comme elle a pu l’imposer aux opérateurs de téléphonie lors du lancement de l’iPhone.
- Autre source, les apps. Mais depuis toujours, le business model d’Apple est généré par les appareils, pas l’inverse. Malgré les chiffres impressionnants, les iTunes Store et App Store n’ont jamais vraiment rapporté de bénéfices conséquents à Apple, leur coût de maintenance et de gestion étant proportionnellement élevés. Apple a toujours margé sur ses produits, les services étant ce qui fait acheter du Apple et rester chez Apple.
Les analystes ont beau se creuser la tête, une incursion dans le monde de la télé pourrait coûter très cher à Cuppertino, si un business model durable et efficace n’est pas trouvé.
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VOUS POUVEZ MAINTENANT ETEINDRE VOTRE TELEVISEUR
Du coup, le marché de la télé est-il condamné ? A l’heure d’Internet et du Post-PC, il me paraît évident que les prochaines générations consommeront le principal du contenu autrement que via la télé. C’est déjà le cas avec Internet, qui est devenu notre source de contenu première, et dont les écrans naturels sont les ordinateurs, les smartphones et les tablettes.
Je reste pourtant persuadé que la télé est un objet indispensable. Il incarne encore aujourd’hui le seul écran social et collectif, pour des soirées entre amis ou en famille, à regarder des films ou jouer ensemble aux jeux vidéo. Il y a et il y aura toujours un besoin de télévision et de se réunir autour.
La question réside donc dans son statut. Restera-t-elle un écran passif au rôle déterminé, ou entrera-t-elle dans une ère interactive et connectée ? Car pour cela, il faudra des constructeurs volontaires pour porter l’effort de guerre. Evangéliser de nouvelles technologies et de nouveaux comportements demande des (36-17) reins solides. Et les résultats actuels des constructeurs de télé montrent qu’aucun ne les a, ces reins.
Reste le cas Apple, à deux doigts de se lancer pour sauver, puis s’accaparer ce marché en y injectant des services et des comportements auxquels personne n’avait pensé jusqu’alors. J’ai dû mal à les imaginer, mais qui pouvait imaginer jusqu’où irait l’iPhone et son écosystème, même déjà sous son charme le jour de son annonce ?
Il faudra en tout cas penser « outside the box », si l’on veut se sortir d’une situation qui actuellement, va droit dans la mire.
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« Les Chroniques du Week End sont des réflexions de Lâm Hua sur la culture et l’industrie geek. Elles engagent les opinions de leur auteur et pas nécessairement celles de l’ensemble de la rédaction du JDG.
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