J'ai déjà signalé l'information dans le groupe Facebook mais pas encore ici : les éditions Utovie ont entrepris de publier l'ensemble des écrits, mais aussi des conférences d'Henri Guillemin (certaines sont disponibles via le très riche site consacré à cet auteur). Et puisqu'il y a finalement une documentation à regrouper autour de ce séjour suisse, je verse encore au dossier ce petit compte-rendu d'une visite que Jean Nicollier fit à Gide au début de 1948, chez l'éditeur Richard Heyd.
« Visite à M. André Gide
Dans le tram qui m'emporte au traversd'une campagne gorgée d'eau et de neige sale, je tente de définir,pour ma craintive gouverne, la portée, le sens, le message enfin del'œuvre de Gide. En effet, je vais rencontrer dans quelques instantsl'homme des Nourritures terrestres et de la Symphoniepastorale. Or, si ses livres me sont familiers, que dois-jecroire de la légende qui enveloppe leur auteur ? Est-il vraiment letenant de l'immoralisme nietzschéen ? Convient-il de voir en lui unêtre qui, à l'inverse d'un Barrès, d'un Péguy, d'un RomainRolland ou, même, d'un Anatole France, ne se montre pas un artistepassionné pour le bien public ? Sa « complexité morale » leplonge-t-elle authentiquement dans un perpétuel état de crise ?Cède-t-il tant que cela à ce que certain nomma la « pathologie del'instinct » ? Le caractère trouble des Faux-Monnayeurs, deCorydon, de Si le grain ne meurt, trois ouvrages que jen'aime pas, doit-il nuire à un ensemble d'essais, de poèmes, deconfessions écrites et de romans qui apparaît de premier ordre ?Est-ce que M. Gide n'a pas d'autre ambition que de s'accomplir sanscesse en dehors de la norme traditionnelle, sous le prétexte que lapratique de l'art dispense l'homme de vivre selon la morale commune ?N'y a-t-il pas là une légendeastucieusement tissée par des laudateurs maladroits, par de perfidesadversaires résolus à ne jamais désarmer ? Ici ma mémoireintervient comme si le bercement de l'express l'avait mise enmarche.Sentimentalement dévié à ses heures,le narrateur de l'Immoraliste ne paraît nullement insensibleà des anxiétés morales que sa formation protestante l'a engagé àaborder sans détours. Car, par delà les caprices de son imaginationou les vagabondages du cœur, André Gide n'a eu garde d'oublier laprésence de Dieu. « Où que tu ailles, disent les Nourritures,tu ne peux rencontrer que Dieu. » II déclare dans les NouvellesNourritures : « C'est la reconnaissance de mon cœur qui me faitinventer Dieu chaque jour... Ne souhaite pas, Nathanaël, trouverDieu ailleurs que partout. »Nietzschéen en plus d'un cas de par ungoût évident de la vie dangereuse, Gide n'a jamais voulu ni puperdre de vue des perplexités qui lui font honneur et dont sesdétracteurs affectent d'ignorer l'existence pourtant bienperceptible. Si, pour lui, la beauté réside dans le risque,n'est-ce pas aussi un risque, le plus enivrant de tous, quel'aventure de la vie éternelle qu'il ne condamne pas avecl'implacable raison destructrice d'un Sartre.
— Après tout, pensai-je, nousverrons bien. Il me semble difficile qu'un satanique intégral puissecohabiter avec un écrivain d'une tenue aussi classique et siévidemment rattaché à la plus solide des traditions littérairesdu génie français.Eh bien, j'ai vu. Me voilà àNeuchâtel, dans l'appartement clair et vaste de l'éditeur Heyd. Surles parois crème luisent doucement des toiles de Marie Laurencin, deBonnard, d'Auberjonois. Des Raoul Dufy sont ingénieusement incrustésen carrés longs dans le trumeau d'une glace de Venise. Les troisbaies du salon s'ouvrent sur le quai de l'Evole qu'aspergent lesvagues d'un lac démonté et baveux. Tout à côté le studio à deuxétages, avec sa bibliothèque surélevée. Bien vite de chaudesreliures sont extraites des rayons. Voici un manuscrit de Ramuzpieusement enrobé de beau cuir, un autre encore. Voici un Théséede Gide, tirage limité, avec le chapitre IX que l'auteur a retranchéde l'édition d'« Ides et Calendes ». Voici, je crois bien, tirésde leur sommeil, des soldats de plomb qui eussent ravi ValéryLarbaud. Mais voici aussi André Gide. Il est arrivé silencieusementsur ses babouches. Nous l'apercevons en contre-bas qui se met,gentiment, en quête de son visiteur. Le temps de dévaler lesmarches et le dit reçoit le choc d'un regard singulièrementpénétrant et clair, où l'on cherche cependant en vain... l'éclatdiabolique.Gide a revêtu un veston d'intérieur,arbore une écharpe d'un choix sûr et commence par assurer qu'il estencore plus... intimidé que l'intrus. — Il faut vous dire que je vis dansune sorte de torpeur, que j'ai toutes les peines du monde à ladissiper.Le Vaudois oppose à cette affirmationune incrédulité d'autant plus vive qu'il sait, par une indiscrétiondu maître de céans, que le grand écrivain, chaque matin, travailleavec régularité. D'ailleurs M. Gide lui-même n'a pas l'air detenir plus que cela à passer pour la victime d'un prétenduensommeillement. Il se lance, à la grande joie de la charmantemaîtresse de maison et pour celle aussi du journaliste, dans despropos aussi brillants que lucides sur les tendances du théâtre et,surtout, sur la propension de trop de jeunes artistes à dédaignercertaines lois, pourtant respectables, de la diction. Tout de suite,le défenseur du style et le dévot de la langue française tiennentle haut du pavé.Devant les remarquables effets de cettebienfaisante « torpeur », l'indiscret signataire de ceslignes fait allusion au Procès de Kafka. Cela lui vaut nonseulement des réponses empreintes d'une parfaite bienveillance maisle don spontané d'un exemplaire de la pièce munie d'une cordialedédicace. Cela lui vaut encore d'entendre un hommage admirable auxdons de Barrault grâce auxquels l'adaptation de l'œuvre de Kafka apris, sur la scène, substance et visage.Mais M. Gide passe du particulier augénéral. Il trouve des mots éloquents et ce qui est plus précieux,à mes yeux, revêtus d'une chaude sympathie à l'endroit de cetouvrage-cauchemar où frémit l'angoisse désespérée de l'époque.Cette époque, à son tour, la voilà définie en quelques traitssaisissants avec ses déficits et ses zones moins sombres, sesespoirs même.Je cherche, en vain, dans la chambrecet être « démoniaque », que tant de critiques ont voulu décelerà l'origine des nombreux tomes d'une œuvre considérable. Letitulaire du prix Nobel, qui a fait définitivement bon marché de safeinte « torpeur », se montre bien au contraire fort aucourant de l' « événement » et perméable jusqu'àun degré surprenant à toutes les terribles contradictions de cetemps.Pourtant, la littérature « engagé »lui fait grief, plus fortement peut-être qu'à aucun autre, de nepas conclure, d'aboutir à une sorte de morale fuyante, en constant« devenir » : préoccupations d'artistes plus soucieux dese poursuivre que de se pencher sur la misère de l'homme.M. Gide évoque ces reproches et tique:— Enfin, tout de même, je ne peuxpas considérer l'art littéraire comme une sorte de... dejournalisme. J'entends, par ce mot, non point désigner, avec un senspéjoratif, votre profession, mais viser cette tendance qui voudraitme pousser à stabiliser, une fois pour toutes, une actualitéelle-même appelée à évoluer. En cherchant à parachever ma propredéfinition, partant celle de l'être humain, je dois aussitravailler en vue de l'avenir, de ce qui arrivera, de ce qui setransformera. Mon individualisme apparent a des visées altruistes etplus qu'on ne le prétend. J'ai le plus grand respect pour la libertécritique, l'ayant revendiquée moi-même ; néanmoins, il ne faudraitpas exagérer l'arbitraire des jugements.M. Gide s'exprime sans colère maisavec décision. Il poursuit, sur le même ton, une conversation quise prolonge, qui révèle en lui un juste connaisseur de la Suisse,de ses petits cercles et écoles littéraires. Il nous questionne surles occupations ou la destinée de Bellettriens vaudois dont il n'aperdu ni le souvenir, ni le nom, ni oublié les projets. Il tient surC.-F. Ramuz des propos d'une pénétration rare. Et comme notre hôtenarre des souvenirs de la « Muette », conte desanecdotes sur l'accueil réservé par le romancier vaudois à seshôtes et le décrit questionnant sans trêve, Gide manifeste unintérêt passionné, voudrait voir naître sous peu un livre quiserait la peinture de Ramuz intime.Les heures ont passé comme ellespouvaient le faire au contact d'un homme étrangement plus humain,plus sensible et plus solidaire que tant de gens ne se sont évertuésà le montrer. Il y a belle lurette que nos craintes ont fondu !..En somme, St-Thomas prônait uneexcellente méthode. »
Jean Nicollier, Gazettede Lausanne, 31 janvier 1948