Voici un texte que MB (merci à lui) m'a envoyé. Il évoque la question de la méthode de planification stratégique : celle qui sert à planifier, dans le réel, des opérations. Depuis maintenant quelques années (ça date du XX° siècle, c'est vous dire), les Français utilisent la MPO (méthode de planification opérationnelle) qui dérive de la GOP (Guidelines for Operational Planing), otanienne. Celle-ci est fondée sur la notion de centre de gravité (COG), très clausewitziene. La détermination du COG ennemi, puis des différents points décisifs permet de construire des lignes d'opération qui convergent vers le COG. Atteindre celui-ci, c'est être victorieux.
Simple. Sauf que... C'est bien pour la guerre symétrique, pas évident pour la nouvelle. Dès lors, il se pose une question de méthode. Ce billet propose un détour par l'analyse systémique pour contourner les limites dela MPO, et donc du COG. Bref, vous qui adorez débattre de la COIN vue par les livres, vous allez enfin vous poser des vraies questions spéculatives.... Commentaires critiques espérés.
O. Kempf
Je pense qu’on a tort de dire que se focaliser sur le COG est une approche directe. En effet, dans la pratique, on s’aperçoit que sa détermination n’est souvent qu’un moyen pour trouver et atteindre les vulnérabilités critiques de l’adversaire, qui déterminent les véritables objectifs. Après avoir identifié le COG, il s’agit en effet d’en déduire les capacités essentielles (ce qu’il peut faire), puis les conditions, ressources ou moyens dont il a besoin pour agir, afin de déterminer in fine ses vulnérabilités critiques.
Il s’agit donc de s’attaquer aux faiblesses de l’ennemi pour atteindre finalement (après de multiples objectifs intermédiaires) son COG : c’est typiquement de l’approche indirecte.
La bonne question à mon avis est la suivante : à quoi sert la détermination d’un COG ?
On constate que le COG est un peu un serpent de mer. Personne n’arrive clairement à le définir. Pour faire une analogie avec un autre domaine, on peut dire qu’il est seulement « connu par ses œuvres » sans être directement et immédiatement saisissable la plupart du temps.
La MPO affirme que les COG sont les « entités physiques ou morales qui constituent la composante fondamentale de la force, de la puissance et de la résistance. Les centres de gravité ne contribuent pas seulement à la force tout comme ils n’en sont pas seulement la source, ils sont la force. »
Cependant, on peut se poser une première question : le COG de l’adversaire est la « force » lui permettant d’arriver à ses fins ou pour contrecarrer les nôtres ? Ces deux prismes peuvent être complémentaires mais sont distincts.
Dans le même esprit et dans un théâtre multi-acteurs : Le COG de l’entité X à prendre en compte est-il le même si on veut couper ses liens avec Y ou bien si on veut l’empêcher de nuire à Z ou bien d’atteindre son objectif O ? Corolaire : est-il unique pour X si on veut atteindre ces trois objectifs simultanément ? Et dans le cas ou il y a N acteurs importants qui font et défont des alliances selon leurs intérêts au fil du temps, comment fait-on ?
Le problème est que la MPO/GOP est entièrement focalisée sur cet « être » pour construire les lignes d’opération. Ainsi, par contrainte méthodologique, les planificateurs se voient ainsi imposer une définition du COG assez rapidement dans le processus. Inévitablement, c’est une discussion sans fin, subjective et pour le moins empirique.
Cependant, dans la pratique, il n’est souvent qu’un moyen/prétexte pour trouver et atteindre les vulnérabilités critiques de l’adversaire, qui déterminent les véritables objectifs.
Par ailleurs, la MPO/GOP induit une séparation des variables entre l’étude de notre COG et celui du ou des adversaires alors que ce sont des notions liées et relatives : Les aspects défensifs et offensifs s’en trouve trop séparés.
Par ailleurs, on peut se demander si sa définition n’a pas été dévoyée. Clausewitz semble l’avoir vu comme un barycentre des forces réparties dans une zone, dont la ligne d’action générale tend vers les véritables objectifs pour appliquer le principe de concentration. Il avait d’abord un sens mécanique. Est-il opportun de l’utiliser dans des crises multi-acteurs engagés dans une même zone ? N’est-ce pas un peu une idéologie conservatrice de vouloir l’appliquer à tout prix dans les conflits actuels (sachant que sa réintroduction date de 1986 et que des planifications efficaces avaient été réalisées entre temps) ? Son emploi et la focalisation sur cet « être » ne sont-ils pas des inconvénients plus que des avantages ?
Le COG me semble être une construction intellectuelle qui permet d’envelopper et de centraliser les actions principales dans un but pédagogique et de simplification dans une logique pseudo-finaliste.
Dans tous les cas, il existe d’autres méthodes que l’analyse du COG pour trouver les vulnérabilités critiques d’un ou des adversaires, surtout dans un système multi-acteurs : l’analyse systémique et l’emploi judicieux de la matrice SWOT (forces faiblesses opportunités menaces).
L’approche systémique et la SWOT
Si on revient aux principes :
- La stratégie générale détermine un objectif (finalité) qui, la plupart du temps est d’ordre politique ou économique (Le but de la stratégie n’est pas de détruire l’ennemi mais d’atteindre des fins politiques, c'est-à-dire la plupart du temps une paix avantageuse pour nous.)
- Les forces armées sont un instrument parmi d’autres pour l’atteindre.
- Sans aucune opposition ou concurrence, la ligne d’action est directe et ne comporte que des paramètres logistiques (aller de A vers B en tenant compte des facteurs généraux du théâtre).
- A partir du moment où des sources d’opposition ou de concurrence sont identifiées, il faut les neutraliser, c'est-à-dire agir sur elles pour éviter qu’elles interfèrent, nous nuisent ou nous empêchent d’arriver à nos fins, sans pour cela que leur destruction soit impérative (généralement coût le plus élevé).
- L’objectif de la planification va alors être de définir les voies et moyens nécessaires pour atteindre nos fins en intégrant les actions intermédiaires nécessaires pour neutraliser ces sources d’opposition.
L’analyse de ces sources d’opposition va donc se concentrer sur trois points :
- Analyser les ambitions et les fins de ces adversaires
- découvrir les leviers qui pourraient leur permettre de nous empêcher d’atteindre notre fin (directs et indirects, domaines PEMSII : political, economic, military, social, information, and intelligence)
- découvrir les leviers qui leur permettent d’atteindre leurs fins (directs et indirects, domaines PEMSII). (point important en cas de négociation éventuelle).
- ces leviers dont d’ordre matériel (moyens physiques d’agir) ou immatériel (volonté, alliance, influence,…) et sont relatifs aux fins fixés des acteurs (changeantes d’ailleurs).
- Ces leviers, pour être actionnés, vont nécessiter des capacités de commandement, d’action, de logistique, de finance, de communication, de soutien extérieur, une doctrine, une volonté, etc….
- L’analyse systémique a pour finalité de les identifier, de les catégoriser et de les hiérarchiser.
- Appliquée à nous, on obtiendra par l’analyse nos forces et nos faiblesses relatives à l’atteinte de nos objectifs et aux actions d’opposition, et pour les adversaires on obtiendra des opportunités (vulnérabilités atteignables) et des menaces (leurs moyens directs ou indirects de nous nuire) en liens avec nos fins (interférences/oppositions) et leur fins propres (prise de pouvoir, trafic, idéologie etc…). Ces paramètres sont donc intimement liés.
- Le principe de l’élaboration des objectifs sera alors de maximiser les opportunités, minimiser les menaces et de manière complémentaire, maximiser nos propres forces et minimiser nos faiblesses afin d’atteindre notre EFR (état final recherché). (Ces principes restent vrais dans le cadre d’une guerre classique évidemment).
On constate tout de suite que cette approche « forces/faiblesses/opportunités/menaces » (SWOT) se passe de la détermination préalable d’un COG. Par ailleurs la variabilité dans le temps de ces paramètres SWOT n’est pas un problème. A partir d’une planification initiale il faut se donner les moyens d’avoir un cycle décisionnel plus rapide que celui du ou des adversaires pour identifier et atteindre les opportunités avant qu’il n’atteigne nos faiblesses. En revanche, la hiérarchisation des facteurs clés ainsi définis va permettre de définir ceux qui sont « critiques/fondamentaux » de ceux qui sont secondaires et ainsi de déterminer ce qui pourrait être définit comme l’enveloppe du COG, sans pour cela que sa qualification précise soit nécessaire pour arriver à nos fins : ce qui est important c’est d’agir efficacement sur les entités physiques et/ou immatérielles qui permettent au système adverse d’arriver à ses fins relativement et en opposition à nos fins.
Je suis convaincu que l’analyse classique dite « appréciation de situation », l’analyse des finalités dite « analyse spécifique de la mission » liée à l’analyse systémique et mixé dans les matrices SWOT permettent d’obtenir une conception opérationnelle complète qui intègre bien toutes les interactions sans que la détermination explicite d’un COG ne soit nécessaire.
La mise en pratique comparative de ces deux méthodes sur une planification d’anticipation a permis d’obtenir des résultats qui ont été très intéressants. Le COG était un moyen avantageux de faire un joli graphique qui montrait une harmonieuse convergence de flèches vers le « graal » sans qu’il ait explicitement servi à déterminer les voies. La méthode SWOT a permis, par la confrontation des paramètres, de définir toutes les approches (offensives et défensives) face à trois ou quatre « sources d’opposition ».
Conclusion : je pense que le COG dans son acceptation « dogmatique » actuelle pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Manifestement pour planifier on peut s’en passer, ou en tout cas, le rendre moins central. L’outil de la GOP développé pour en extraire les vulnérabilités critiques est judicieux mais la faiblesse principale réside clairement dans sa détermination. Par ailleurs son emploi dans des crises multi-acteurs est problématique.
MB