Verre à moitié vide ou à moitié plein ? C’est la question que l’on se pose en consultant le baromètre CEVIPOF sur la confiance des Français envers leurs responsables politiques. D’un côté, une politisation en hausse de la population ; de l’autre, un renforcement de la défiance contre les élus autres qu’ultra-locaux.
On pourrait épiloguer sur les causes de ce divorce, certaines apparaissant dans l’enquête en question. Le cruel décalage entre les espoirs soulevés par Nicolas Sarkozy en 2007, et le marasme dans lequel son mandat s’achève. Le manque de grandes personnalités et de hauteur de vue dans le débat politique. Les affaires en tous genres qui font tache, quel que soit leur nombre exact. La démocratie trop peu participative. Mais je pense qu’il y a aussi un déterminant encore plus fondamental, et extrêmement visible dans la crise européenne que nous traversons actuellement : la difficulté croissante à comprendre le monde dans lequel nous vivons, et à lui donner un sens. Sentiment de décrochage qui atteint par ricochet la représentation politique.
La crise européenne empile les facteurs de complexité, jusqu’à l’absurde. Première complexité/opacité : les opérations et les problèmes économiques en cause. Un enchevêtrement de concepts compréhensibles quand ils sont pris seuls à seuls, mais constituant ensemble un magma sémantique indémêlable (dette, spéculation, sortie de l’euro, défaut de paiement …). A cela s’ajoute l’omniprésence dans le débat de termes techniques (eurobonds, CDS …) qui viennent encore obscurcir un peu plus le panorama. Deuxième opacité : les mécanismes institutionnels et politiques actuellement en œuvre. Qui commande réellement en Europe, pourquoi n’entend-on parler presque que de Merkel et Sarkozy, quels marges d’action pour les pays pris un à un, face aux conditions globales posées par la Chine, par exemple ? En quoi est-ce la que la consultation d’un peuple par voie référendaire est scandaleuse ? Troisième opacité : le caractère inédit des événements présents. Nous vivons une phase radicalement nouvelle de l’histoire de l’Union européenne, donc sans références ou exemples passés pour savoir comment elle peut concrètement se terminer. La mondialisation, jadis cantonnée à des symptômes locaux et bien identifiés (usine qui ferme) donne l’impression de désormais présider au destin de la France tout entière.
Ces opacités et ces complexités se combinent pour créer le sentiment d’un ensemble sur lequel ni le citoyen, ni même ses représentants n’ont réellement prise, ne serait-ce que parce qu’on ne comprend même pas très bien le détail de ce qui est en train de se passer. Alors même que, pour couronner le tout, les messages et avertissements catastrophistes (« l’Europe est morte sauf si … » « l’Europe est condamnée … ») se multiplient en parallèle. Tension éprouvante entre une menace extérieure omniprésente et son caractère indéfini.
Face à la complexité, la tentation est grande de tomber dans les simplifications faciles, les mots magiques, les boucs émissaires, les grossières analogies. Elles fleurissent à gauche comme à droite : aux comparaisons moralistes entre les Européens « inconscients », qui auraient vécu au-dessus de leurs moyens, et un ménage surendetté, répondent les imprécations contre les eurocrates et politiques nationaux scélérats qui trahissent « le peuple », lui forcément blanc comme neige. La nouvelle percée électorale de Marine Le Pen, toujours très en pointe sur la dénonciation brutale de l’Europe et de l’euro, est sans doute une preuve au moins partielle du dangereux pouvoir d’attraction de la démagogie tribunitienne et caricaturale dans un monde devenu incompréhensible, et insensé, un monde où l’on renfloue plus facilement les banques que les États.
Ce constat donne quelques pistes, me semble-t-il, sur le profil de candidature à construire pour 2012. L’incompréhension sape la foi dans le changement et même dans le possibilité du changement. Il faut donc commencer par remettre de l’ordre, et du sens, dans le chaos généralisé qui se déroule sous nos yeux. Proposer à la fois une grille de lecture des événements, et un but aux réformes programmées et promises. Rompre avec la dépréciation subie depuis dix ans par la parole politique en rendant à celle-ci sa vertu pédagogique. Ce n’est probablement pas un hasard si la candidature de François Hollande s’est imposée dans les primaires socialistes, en tenant un discours prudent et sensible aux contraintes extérieures. La reconnaissance du réel est le premier pas vers la compréhension.
Romain Pigenel