Sortir les États de la servitude volontaire
Thomas Coutrot, coprésident d’Attac
Pierre Khalfa, coprésident de la Fondation Copernic
Le mois d’octobre a vu la crise de la zone euro s’aggraver considérablement et les agences de
notations s’en donner à coeur joie : dégradation de la note de l’Espagne et de l’Italie, menace
sur la Belgique, « mise sous surveillance » de la France qui est ainsi menacée de perdre son
triple A. Tout a déjà été dit sur le rôle des agences de notation. Aveugles lors des crises
financières qu’elles ont été incapables d’anticiper, donnant la note maximale à la banque
Lehman Brothers à la veille de son effondrement, certifiant l’innocuité des produits financiers
hautement toxiques, baignant en permanence dans le conflit d’intérêt, leurs déclarations
devraient susciter l’hilarité générale. Pourtant, gouvernements et institutions européennes,
tout en les dénonçant et en promettant de les mater, persistent à se prosterner devant elles.
C’est que les agences de notations, aussi discréditées soient-elles, jouent un rôle indispensable
au fonctionnement des marchés financiers. Le problème n’est pas de savoir si elles ont raison
ou tort ou si leurs jugements sont basés sur une analyse objective de la situation. Il vient du
comportement même des acteurs de la finance qui ont besoin d’une autorité extérieure pour
orienter leurs décisions grégaires. Les agences de notation ne jouent pas le rôle de
thermomètre, mais d’un virus qui fait monter la fièvre de la cupidité, laquelle pousse à la
formation de bulles dans les moments d’euphorie boursière, et qui déchaîne une panique
incontrôlée dans les moments de doute. Le problème, ce ne sont pas les agences de notation,
mais les marchés financiers. Il est donc criminel d’avoir mis les dettes publiques dans leurs
mains.
Car, il faut y insister, ce sont les gouvernements qui ont fait ce choix, ce sont eux qui ont
permis aux marchés de développer leur capacité de nuisance. En France, une réforme de la
Banque de France, votée en 1973 sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing, ministre des
finances de Georges Pompidou, interdit au Trésor public d’emprunter directement à la
Banque de France à des taux d’intérêt nuls ou très faibles. La Banque de France ne peut donc
plus financer par de la création monétaire les déficits publics. Le gouvernement français est
dès lors obligé de faire appel aux marchés financiers, c’est-à-dire à des banques privées, et ce,
aux taux d’intérêt de marché. Il s’agit d’un acte fondateur, et destructeur, car il inaugure la
mainmise des marchés financiers sur les États. Cette disposition allait être intégralement
reprise lors de la création de la Banque centrale européenne (BCE), puis dans tous les traités
européens. On a donc abouti à une situation hallucinante. Les États ne peuvent pas être
financés par la BCE ; mais celle-ci peut par contre refinancer les banques privées à de très
faibles taux. Ces dernières prêtent ensuite aux États à des taux nettement supérieurs, voire
carrément usuraires. L’Union européenne se place volontairement sous l’emprise des marchés
financiers.
Cette emprise allait être d’autant plus grande qu’une contre-révolution fiscale s’est déployée
depuis plus d’un quart de siècle. Son fil directeur a été de baisser par de multiples moyens les
impôts payés par les ménages les plus riches et par les entreprises, en particulier les plus
grandes. L’impôt sur le revenu est devenu de moins en moins progressif avec la diminution du
nombre de tranches et les baisses successives du taux marginal supérieur. L’impôt sur les
sociétés, véritable peau de chagrin, pèse trois fois plus lourd sur les PME que sur le CAC 40.
Résultat imparable, l’État s’est appauvri : ses recettes représentaient 15,1 % du PIB en 2009
contre 22,5 % en 1982. On trouve là une des raisons de l’accroissement régulier de la dette
publique avant même la crise financière. Car contrairement à une antienne dont on nous rebat
les oreilles, ce n’est pas l’explosion des dépenses publiques qui a creusé les déficits. Avant la
crise, elles avaient même tendance à baisser : 55 % du PIB en 1993, 52 % en 2007. La crise,
dont il faut rappeler qu’elle trouve son origine dans les délires de la finance, a évidemment
gonflé la dette. Baisse des recettes fiscales dues à la récession, plan de relance pour éviter la
dépression, et enfin sauvetage des banques, se sont combinés pour arriver à ce résultat.
Alors que faire maintenant pour empêcher les prophéties autoréalisatrices des marchés de se
réaliser ? Tout d’abord, il faut acter que les plans d’austérité, au-delà même de leur caractère
socialement inacceptable, sont inutiles. Et c’est tout le paradoxe de la situation. Les marchés
veulent que les déficits publics soient réduits pour être sûrs que les États puissent payer la
charge de la dette, mais ils s’inquiètent du fait que les mesures prises vitrifient l’activité
économique. Face à ces injonctions contradictoires, il ne sert à rien de vouloir rassurer les
marchés, puisque plus on les rassure, plus ils s’inquiètent. La seule solution est de sortir les
États de leur emprise.
Il faut pour cela tout d’abord européaniser et monétiser les dettes publiques. La BCE et les
banques centrales nationales doivent pouvoir, sous contrôle démocratique, financer les États
et les politiques publiques européennes. Concernant le stock de la dette existant, un audit
citoyen doit pouvoir déterminer la part de la dette qui est illégitime, et donc doit être annulée,
et celle qu’il faudra rembourser, la BCE pouvant dans ce cas la racheter. Les banques doivent
être mises sous contrôle social afin qu’elles se tournent vers les financements de l’activité
productive et la transformation écologique de la société. Enfin, il faut enfin une réforme
fiscale d’ampleur qui redonne des marges de manoeuvres à l’action publique. Ces orientations
supposent de rompre avec tout ce qui a fait l’orthodoxie néolibérale de ces dernières
décennies. Les mouvements sociaux qui commencent à secouer l’Europe devront l’imposer.
Tribune parue dans Libération Jeudi 3 Novembre 2011
Et sur le site d’Attac France