Le texte, qui s’ouvre sur « les chaises » et se clôt sur un écho beckettien (« ce qu’on rate », « rater mais quand même / toucher mieux »), semble tout entier requis, en effet, par l’inachèvement, le piétinement, voire l’esseulement : « La fatigue colle aux pieds », « on ne sert / à rien ». L’autre écho – de Celan celui-là – va dans le même sens : il y a « la boue / de personne » ; et tout au long du livre, le sujet paraît voué à demeurer dans une forme d’incommunicabilité, car « personne n’entend », « personne n’est là » et « personne ne voit ». Reste ce
je, je, là-dedans
seul et
patient
Toutefois, piétiner, faire du surplace, ne veut pas dire ne pas se mouvoir. Dès la première page, il est difficile d’avancer certes, mais « le vrai de tête pioche // et pioche en galop », de même que le paysage « trotte bleu / devant / trotte encore un peu ». On comprend mieux dès lors l’importance des « ongles » ou du « Marteau piqueur » : ils sont une manière qu’a le sujet du poème, par le creusement (on retrouve ici Celan ; voir aussi p. 20, p. 24), d’échapper à son ratage et à sa stagnation.
Un tel affrontement est visible aussi – et avant tout – dans la forme du poème. Les blancs, les tirets, les slashs, sont une manière de casser la ligne, et donc d’empêcher une éventuelle progression. Les blancs, d’ailleurs, peuvent être tout aussi bien verticaux (ils distinguent ainsi différents blocs de textes – vers ou prose – et hachent la lecture continue) qu’horizontaux, par quoi la séparation se fait plus nette encore. Comme par exemple, dès le début :
Les champs pierreux dessous, mais cassants
cassent – la tête pioche
et plus encore, puisque la séparation est aussi thématique et lexicale :
mais du temps,
juste assez, qui sépare
tête et main
Face à cela, il y aurait, sinon une unification, du moins une possibilité de continuité, dans la prosodie. C’est, à travers l’étagement des lignes, la reprise du [], qui permet de relier les fleurs au « je », ou encore la paronomase de « laisse », « faire » et « verre » :
Premières jonquilles,
jacinthes.
Je dérape lent dans les couleurs, sans bruit ni violence.
Je laisse faire,
Un verre à la main.
C’est aussi, par exemple : « le vert perce, bien sûr, mais berce. », « un bout / de vie / debout. » Ou enfin la répétition, dans tel autre passage, du [li] qui permet de mettre en écho le monde, le sujet et le poème, par « le paysage lisse », « lisse », « lui », « lignes » (celles de l’écriture comme celles du paysage). Irait-on jusqu’à parler, pour ce petit livre, d’odyssée de la syllabe ? Pourquoi pas, puisqu’il permettrait d’en mesurer un peu mieux l’ambition, de faire un sort au « minuscule », et de passer du signifié à la signifiance…
Cette odyssée, ce conflit, interrogent en tout cas la notion problématique de transitivité : le poème peut-il rejoindre le monde ? les autres ? A-t-il une prise sur le réel ?... A première vue – c’est-à-dire en tenant compte de la fréquence des verbes intransitifs, ou celle des transitifs directs qui n’ont aucun complément –, nous répondrions par la négative. « Cette fatigue […] accumule et refait. » : le point met ici un terme à tout objet visé par le verbe. De même, « Le temps ravale un bruit, / puis cesse. » ; et cette intransitivité se voit comme confirmée par les tirets qui élident des segments de phrase : « On parle pour ne pas – », « Je me tais dans ce que j’entends, je reste avec – ». Pourtant, là encore, ces verbes semblent mus par une énergie qui, même sans complément, les apprêtent à prendre toutes les visées qu’on voudra bien leur donner. Ainsi :
Fini tête de nœud ma campagne,
tête pas d’élan,
je pousse.
Peu importe qui ou quoi le sujet pousse, au fond ; ce qui compte est bien cette poussée, ce mouvement engagé par le verbe, et tous les autres verbes qui lui sont proches : « tout pousse et pense », « bouge et / passe », « quelques phrases passent ». Alors oui, semblent dire ces poèmes, « Passons. » – c’est-à-dire esquivons, continuons, et, pour revenir à Becket, « ratons mieux ».
Car c’est bien ce ratage qui, pour conclure, serait à dialectiser. Relisons les dernières lignes du livre :
Rater mais quand même
toucher mieux
quelque chose.
Ainsi, on retrouve du transitif ; plus encore, on rejoint une ambition : celle de « toucher ». Le rêve d’une union au monde – « toucher » en son sens physique – n’est peut-être pas tout à fait perdu. Mais surtout – « toucher » au sens d’émouvoir – le sujet ne se résigne pas à ne pas tendre une main, à ne pas jeter une bouteille à la mer (revoilà Celan)… C’est pourquoi il peut dire aussi – en italique dans le texte – : « Pardonnez les fautes d’orthographe, j’ai bu. / Je vous aime. »
[Yann Miralles)
Armand Dupuy, La tête pas vite, Potentille, 2011, 7,70 €, en savoir plus