A présent, il y a ce chant de saxophone. Et j’ai honte. Une glorieuse petite souffrance vient de naître, une souffrance-modèle. Quatre notes de saxophone. Elles vont et viennent, elles ont l’air de dire : « Il faut faire comme nous, souffrir en mesure. » Eh bien, oui ! Naturellement, je voudrais bien souffrir de cette façon-là, en mesure, sans complaisance, sans pitié pour moi-même, avec une aride pureté.
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Tout d’un coup, d’un seul coup, le voile se déchire, j’ai compris, j’ai « vu »… La Nausée, je ne la subis plus… c’est moi… La rencontre du marronnier, je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses… Les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface… Et puis, j’ai eu cette illumination… à l’ordinaire, « l’existence » se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous… l’existence s’était soudain dévoilée… elle avait perdu son allure de catégories abstraite. La racine… le banc… le gazon… tout ça s’était évanoui ; la diversité des choses, leur individualité, n’était qu’une apparence, un vernis ; ce vernis avait fondu… je pensais sans mots, sur les choses, avec les choses… sans rien formuler… je comprenais que j’avais trouvé la clé de l’« Existence »… j’ai fait l’expérience de l’« Absolu »… le monde des explications et des raisons n’est pas celui de l’existence… ce moment fut extraordinaire… Au sein même de cette extase, quelque chose de neuf venait d’apparaître… Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine du marronnier ou, plutôt, j’étais tout entier conscience de son existence… le temps s’était arrêté… l’existence n’est pas une chose qui se laisse penser plus loin ; il faut que ça vous envahisse brusquement… mes yeux ne rencontraient jamais que ce plein ; ça grouillait d’existences qui se renouvelaient sans cesse et qui ne naissent jamais… l’arbre frissonnait mais le frisson n’était pas une qualité… c’était une chose, une chose-frisson se coulait dans l’arbre… tout était plein… tout était fait avec de l’existence… je me laissais aller… assommé par cette profusion d’êtres sans origine ; partout des éclosions, des épanouissements, mes oreilles bourdonnaient d’existence…"
Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, 1938.