La Stratégie Volkoff

Publié le 02 novembre 2011 par Tudry

La stratégie Volkoff

« Là ou il y a place pour la pénitence l'interrogatoire est utile; mais à celui qui est réfractaire à toute pénitence, rien ne lui est plus utile que le châtiment. »

saint Ephrem

De L'Interrogatoire à L'Hôte du Pape en passant par Le Contrat, Vladimir Volkoff aura su capturer et mettre à son service les techniques diverses de l'écriture sans jamais, pourtant, s'y asservir bassement. Sans devenir le serf besogneux des techniques, sans en faire, non plus, ses domestiques trop vulgairement soumis, l'écrivain russe aura sut retrouver une certain grâce de l'écriture de la langue française. Avec la même élégance, d'ailleurs, il avait su trouver le chemin de la discrétion dans l'évocation de ses convictions personnelles à l'intérieur de ses constructions romanesques.

Tout ceci ne saurait se résumer par « une manière de faire », par l'idée, même séduisante et plutôt noble, d'un « savoir faire » ou d'un « métier », non, il faut bien lâcher le mot, comme on lâche les chiens, il s'agit ici de « style » ! Et le style est une arme. Et Volkoff s'y connaissait en arme. Et, en authentique connaisseur il savait pertinemment que le langage est une arme terrible. Le langage c'est ce qui engage la trahison.

Mais, nous pourrions aussi dire que le style est une tactique, une stratégie. Alors, ensuite, tout le reste, tous les éléments de style deviennent les armes véritables, les armes engagées dans la bataille.

En cela aussi Vladimir Volkoff s'y connaissait. Difficile de ne pas reconnaître que son oeuvre s'enroule autour de quelques grands thèmes, manipulation, trahison, secret, interrogatoire. Et, très logiquement, violence, même si, le plus souvent, chez Volkoff elle est froide, calculée, millimétrée. Il n'empêche, quelle soit ténébreuse, instinctive, impassible... la violence garde tous ses liens avec le sang, quelques soient les circonstances.

On dira, ainsi, que la plume impeccablement maîtrisée, de Vladimir Volkoff, fit son chemin dans ce qu'il est convenu d'appeler du vilain nom très actuel de « thriller », ou bien de roman noir, de roman d'espionnage ou bien encore de « policiers » ou de « polar ». Dans des romans de genre, diront les malotrus. Or, il n'y a bien que les gougnafiers par trop alphabétisés pour signifier (on n'ose dire « pour penser ») qu'il existe des « genres mineurs » et que les « polars » sont de ceux-ci. De l'autre côté, ceux qui, dans un louable effort pour dépasser le langage mortifère et convenu du « genre » critique, s'en vont à de folles hauteurs pour parler alors de « roman métaphysique ». Dans les deux cas, on manque la cible, on passe à côté de la chair substantielle !

Théorie christique du polar

En tant que chrétien orthodoxe « confirmé », Volkoff avait un sens très précis de « l'incarnation », en tant que tel, et en tant que romancier, il ne pouvait ignorer que la littérature ne ressemble à aucun autre symbole médiéval que l'amphisbène, ignorer que, pour la voie christique, la littérature ne peut être autrement que liée au « mal », ou plus exactement à l'insondable « mystère d'iniquité » !

Son roman « L'Interrogatoire » est un symbole extrêmement subtil de cette ligature ! L'euphémisme appliqué à la torture est réellement caractéristique de ces liens : la question ! Dans son livre « Le Contrat », l'un des personnages féminins affirme que dans la torture, le bourreau ET la victime sont ramenés à un état « infra-humains », ce qui, pour paraître choquant à quelques bonnes âmes, est tout à fait véridique et plein de sens ! Surtout, et là est l'essentiel, si l'on oublie pas le sens de la rédemption. Car c'est bien là que se situe, la pierre angulaire de l'oeuvre de Vladimir Volkoff, il le rappelait lui-même dans ses entretiens et le sang, la violence, le mal ne trouve leur raison, dans ces constructions littéraires, que par cette réalité de la rédemption à laquelle la croix est nécessaire, le sang...

Et voilà pourquoi, finalement, le roman dit « policier », est le seul à pouvoir se concevoir en « mode chrétien »... Ce que G-K. Chesterton avait fort bien compris. Et Dostoïevski également, car, que sont « Crime et châtiment » et « Les Frères Karamazov » sinon des « polars » (ce que soulignait Nabokov, un brin provocateur) ?

L'emphase, mise, chez Volkoff sur l'interrogatoire, sur la notion de trahison aussi indique, un rapport de la violence, du crime, du meurtre avec le langage. Et tous ces éléments sont indissociables de l'idée de rédemption. La Chute, celle d'Adam, s'amorce par un dialogue, c'est par la parole que le tentateur sème la corruption, il soumet Adam, à travers Eve, à la question. Cet « à travers » est essentiel car il révèle le lien qui se tisse par l'étymologie concrète entre « tradition » (ce que l'humanité adamique pécheresse pourra conserver et transmettre, essentiellement à travers la reproduction sexuée) et « trahison », il révèle ce que cache de plus authentiquement profond l'adage « traduttore, tradittore » ! L'insurmontable dualisme du langage. Dans ce même mouvement de la Chute, se situe le « premier » meurtre, et à la question, divine cette fois, Caïn, moralement blessé, et moralement méprisant, répondra : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Brisant le dialogue (dia-logos) vivant avec Dieu et déclenchant ainsi, conséquemment, la mutation en un échange de type autoritaire ! La roue sanglante est lancée, voici l'origine meurtrière de l'actuelle humanité, le sang versé d'Abel deviendra fleuves, torrents, cataractes, tombereaux. Et, dès l'origine, tout est là, l'orgueil, la jalousie, le crime, la dissimulation puis la question, les questions, le mensonge, les mensonges. Et l'Incarnation elle-même s'achève comme condensé archétypal des éléments du roman noir. La figure tutélaire en est Judas, le traitre, le jaloux, le fourbe, le cupide... Et l'Innocent meurt, des suites d'une machination, d'une manipulation ô combien politiquement correcte ! Et Lui-même est soumis à l'interrogatoire, à la question « littéralement » !

La sphère de l'homme perdu

Le roman policier ne peut se situer que dans la sphère de l'homme perdu, pécheur, conscient ou inconscient de cet état. Ce qui ceint tout roman de cette espèce c'est l'immense idée de la rédemption, or, pas de rédemption sans la croix, ce que Volkoff savait, ce qu'il a su, tout au long de sa vie « d'écrivant », subtilement insérer, même de très loin, dans ses romans.

Tout roman noir, qu'il soit policier, d'espionnage, d'anticipation, se fonde sur un stratagème, une stratégie, une « machine » ! Or, saint Ignace d'Antioche nous le dit la croix est la « machine » utilisée par le Christ en vue du salut, il s'agit d'un stratagème, d'un dispositif de contre-machination pour faire échouer le plan du satan, sa machination... ; mais ici aucune « fiction », aucune « imagination » !

Le polar, au contraire, même en s'inspirant de la réalité, doit tendre à évoquer/invoquer ce qui infiniment dépasse la réalité perceptible et qui pourtant est son essence. Voilà ce qui fonde le véritable pouvoir de la « fiction », si amoindrie et incomprise en nos sombres jours d' « auto-fiction ». Exercice réalisé, au contraire, avec brio par Volkoff dans l'excellent « L'Hote du Pape »...

Visionnaire et prophète en toute discrétion, Vladimir Volkoff, a scruté les dédales obscurs des rapports humains les plus complexes, éclairant, mais d'une lumière non éblouissante, les fils dont le mal est intimement tissé dans les hommes, débusquant mais sans faux moralisme les faux-semblants des idéologies trop sur de leur bon droit pour être honnêtes, relevant les infimes restes des fidélités qui font que les hommes même, et surtout, pécheurs, demeurent debout, et méritent encore, au milieu des crimes, des trahisons, des maux, des souffrances qui sont leur lot, de s'appeler des hommes.

Le péché, la conscience du péché, la conscience aussi, de la rédemption par la croix, par le sang... tout ceci n'est pas politiquement correct, loin de là. V. Volkoff aura su, en véritable écrivain user de la double faculté, de la double énergie de la langue. Cette langue qui est celle, précisément de la chute et du péché puisque avant le dialogue fatal, Adam parlait la langue de Dieu; le silence... Toutefois, il reste quelque chose de ce silence dans la langue et nul part ailleurs qu'en littérature il n'est plus perceptible, lorsque, du moins, la tactique est efficace. Cette langue qui reste lettre morte pour évoquer les réalités noétiques du Royaume mais qui est si pertinente pour parler de la réalité qu'elle connaît, comme la rivière connaît sa source : le mal !

A l'intersection, le noeud qui dénouerait...

Fidèle à sa fascination pour le face-à-face de l'interrogatoire, Vladimir Volkoff aura construit ses ouvrages comme autant de pièges, de manipulations, d'opérations d'enfumage... mais, à chaque reprise, sa stratégie de la langue aura pu découvrir au lecteur une portion de ce mal que la Croix peut « soigner »; que la langue écrite peut transformer, tel un vaccin créé à partir du virus... Soigner le mal par le mal, tel aurait pu être la formule écrite de la stratégie Volkoff ! Mais comme toute formule, elle est un peu courte...

Pour « dénouer » un peu, oh un si tout petit peu, la stratégie il faudrait se plonger, s'immerger sans doute, dans la trilogie des Humeurs de la mer, et particulièrement en ce livre « curieux » qu'est Intersection. Cette intersection littéraire est comme le noeud de l'oeuvre, noeud paradoxal d'écriture qui dénouerait tout le reste. Evidemment et, pertinemment, moins mis en « avant » que d'autres ouvrages de Volkoff par les marchands faisant profession de vendre des livres à des « amateurs » (forcément éclairés) qui se font un honneur d'en acheter (comme le Tchitchikov de Gogol achetait des « âmes mortes »), cette trilogie trouve dans le livre Intersection son lieu de réfraction ET de déploiement. Et, pour ainsi dire, toute l'oeuvre écrite, donc de notre écrivain. Le livre, ce corps inscrit, se fait lieu de disjonction-conjonctive. Il évoque et convoque dès son entrée les « anges », ces puissances noétiques secondes. Et Volkoff dévoile, très peu, le lien infrangible qui existe entre celui qui écrit des romans et des personnages et les puissances angéliques... Il faut un souffle dans les mots qui délimitent et donnent une forme. Il faut autre chose qu'une fine psychologie, il faut débusquer la tension tragique en même temps que la douloureuse joie pour créer un monde et « donner vie » à un roman. Il serait bon aussi, d'avoir l'humilité de saisir clairement, que l'homme seul est créateur, que sa liberté tient à cela et que toute oeuvre est un don... Et nous retrouvons ici encore le « double », le double mouvement agapique qui peut descendre très, très loin dans l'obscur et le trouble. L'écrivain qui n'est pas en vain se tient à l'intersection ce ce courant... recevant le don d'écrire et retournant le don en écrivant, son écriture est alors le souffle du contre-don. L'écriture devient alors « rendre grâce »... L'action de l'écriture, jugement-rédemption. Les anges sont des miroirs noétiques... des lieux de conjonction-disjonctive... des icônes de lumières... certaines pages, de certains livres également. Certains le savent, d'autres... veulent seulement, veules, continuer à l'ignorer !