« Ce jour-là, j'étais donc,avec une amie, sur cette place du port de Neuchâtel où les bateauxà vapeur invitent à l'excursion. Levant les yeux en direction dubâtiment de la poste, édifice jaune et robuste, la fragilesilhouette d'un promeneur attira notre attention. L'œil de mademoiselle s'alluma. Je répondis par un hochement de tête. C'étaitbien lui, c'était André Gide. Il se dirigea vers le cinéma Palace,entra. Sans même connaître le titre du film qu'on présentait, nousprîmes nos billets.A Neuchâtel, il y avait, à l'époque,quatre salles, je crois, et Gide voyait tous les films de la semaine.La production pouvait être américaine ou française, avoir lescompliments de la presse ou passer inaperçue, peu lui importait. Ilvoulait sa dose d'images. Assis dans la rangée derrière lui, nousattendions avec impatience les lumières de l'entracte pourl'observer, mais, déjà, dans le noir nous sentions sa présence. Sedandinant, Gide faisait crisser son fauteuil. Toussant sèchement, semouchant longuement, il captait notre attention. Le film était nul.Je ne me souviens pas des interprètes. De l'histoire, je n'ai que lavision d'un camion roulant dans la brousse. Il y avait de l'exotismelà-dedans. A la sortie, Gide appuya le regard sur nous, puis s'enalla, il se promena le long du port, puis, s'avançant avec unenonchalance de vieil homme, gagna le quai. Coupant sa route parl'emprunt d'une ruelle, prenant place sur un banc au bord du lac,nous poursuivîmes l'observation. L'écrivain s'arrêta devant lecollège latin, se mira dans l'eau du bassin et, tournant le cou,lorgna une cohorte de garçons. Il portait pelisse sur les épaules,un chapeau incroyable, haut, cabossé, de couleur beige. Il étaitfidèle exactement à son personnage. Pour notre bonheur, Gide jouaità être Gide. »
Gérard Valbert, La compagnie desécrivains, L'Âge d'Homme, Lausanne, 2003