Le rythme
Au « Ramassis » de Sète (le cimetière des pauvres), gît une dalle de marbre.
S’il faut en croire les anciens, certaines pierres chantent au lever du soleil. Cela ne dure qu’un moment, mais ceux qui les ont entendues n’oublient jamais leur charme.
C’est ainsi que Brassens est vivant. Au diable photos et biographies ! Quand quelqu’un parle a fortiori lorsqu’il chante tant de choses admirables, il est improbable que cet homme soit mort. Ce serait contre l’évidence et ma mémoire est si solide, elle m’est si précieuse aux jours de manques qu’il faudrait être fou pour croire à la mort de Brassens.
J’entends sa voix. Je ne peux dire d’où elle vient, son origine est partout. Du moment que nous sommes nés, sa voix est là qui dit la fontaine, la révolte, le temps et les femmes, mais derrière, omniprésente, la main droite dessine les contours : c’est le rythme, ce terrible accent obsédant du pouce et des trois doigts. Il est régulier comme la vie qu’il mène, comme sa morale droite, et le fond demeure, battement infaillible du muscle central de nos vies, là, à gauche, pulsations inouïes qui font que nous sommes toujours debout entre deux crépuscules.
Il a fallu qu’il meure pour que l’on commence à entendre combien était vivant ce sauté gris, ce roulement fluide : c’était le nôtre que le bougre mimait. C’est la raison pour laquelle tant que je vivrai, il sera vivant. Son cœur a dû se taire pour que le mien, sous la chemise, se fasse entendre. On était seul avec lui, mais sans lui on l’est vraiment, et mon cœur bat, systole du pauvre désormais, et je sais ce qu’il en est de l’autre, je veux dire de moi maintenant.
Oncle Archibald s’en va mais sa chanson demeure, elle reste dans nos maisons, au bord de la guitare, même lorsque l’instrument dort dans un coin de la chambre où nous veillons, cordes vocales en berne. Le fantôme, celui du « Testament » et de la chanson éponyme, ne connaît pas de nuit ni de réveil.
Il est vivant parce qu’à l’instar du feu, on peut le rallumer à la demande. Ses chansons promettent du bois pour cent hivers, pour mille ans, à condition d’avoir un corps d’homme, une solitude bien tempérée et deux mains pour plaquer les accords. Brûlantes, douces, les syllabes craquent aussi longtemps que nous marchons, elles sont là, à deux pas de nous, décalées :
La musique qui marche au pas
Cela ne me regarde pas.
Ce décalage ne peut étonner que si le rythme reste implacable. Jamais il ne faiblit dans l’accompagnement. Le tempo une fois lancé, il trace vers l’horizon de la dernière strophe (qui souvent fut écrite en premier) une ligne pure, mathématique. L’art du temps, la musique, est respecté sans effets de ralenti, l’engagement dans la mélodie ne se rompt à aucun moment. Tout est défaut chez cet homme trop humain, tout est bricole, et la voix peut bien défaillir, le rythme, lui, tient bon. C’est le fond du tableau, son équilibre, la description sonore de son corps dressé là devant nous dans toute sa puissance : ainsi le rythme a-t-il partie liée avec la mort, contre elle.
Fierté de marcher contre le chaos frivole des jours, la main droite, arpégée ou plaquée, n’a plus rien de l’approximatif touchant des mélodies. Oui, l’homme est fragile comme l’énonciation des syllabes qui s’en vont une fois dites, mais la matière du son, la vibration de la guitare ne peut souffrir le moindre manquement au tempo. Ce qu’on prend pour une férocité agressive n’est que la nécessité d’être, l’affirmation d’un esprit frappeur qui surgit inopiné dans la mollesse floue des secondes qui nous sont allouées. Aussi longtemps qu’il sera là, il imitera nos corps, il nous tapera dans le mille du cœur, comme les coups de poing qu’il adressait à la porte de l’armoire lorsque, impasse Florimont, il cherchait encore ses marques.
Toutes sortes d’évidences se proposent : la vie est un combat, affirme-toi, sois tout entier toi-même, etc., mais il sait qu’on ne peut être vraiment vivant que si l’on accepte d’arpenter « le boulevard du temps qui passe ». La ruse consiste à prendre les minutes à son compte. En jouant le métronome, en amplifiant volontairement les battements que le stéthoscope fait entendre, c’est un continuum possible qui vise le centre de nos vacations.
Le rythme est cependant autre chose encore que l’accompagnement d’une mélodie. C’est « l’éternel branle » dont parle Montaigne : cœur, pas, lunes, saisons, en bref la suite des jours qui vibre lourdement sous la voix éphémère. C’est la régularité de sa rotation qui fait que les hommes de la terre peuvent chanter librement, jusqu’à se révolter parfois contre leur condition… et c’est peut-être ainsi qu’il faut entendre le double sens de « révolution ».
Matérialisme chantant (paradoxale raison d’être), il va du plus profond, du plus régulier, jusqu’au plus libre de notre esprit vagabond et lyrique. Il part de nos grilles, celles figurées par les cordes de la guitare et s’en vient, tête haute, conter des chimères qui ressemblent bigrement à nos nuages.
Le rythme gris est une victoire permanente sur l’angoisse de vivre que figurent les précarités de la voix. Le rêve est si facilement filandreux et ce ne sont hélas que des mots ! Il construit donc un contrepoint ancré sur la terre, pour que la fugue des paroles puisse naviguer sur la vague des fictions.
Je pense au pas, soudain. À ce passé qui frappe la chanson avant qu’elle ne commence. En ce presque silence où le saphir froisse ses premières poussières (« je vous parle d’un temps… »), toute la mort finale chante déjà l’au-delà de notre audition. La brièveté de la chanson fait peur. Ce sera si peu, on le devine avant les premières notes, mais la mélancolie se frotte au pas, doucement, je me doute que le moment murmuré sera tout entier à moi, entre rire et mort, misère, que dire, un instant comme un baiser d’esprit, oh ! la même suspension qui soulève le corps par un levier de mots.
Je parle de l’oreille, ce lieu ouvert toujours et qui siffle si souvent la bise froide des hasards surpris. Par Brassens musicien, j’organise l’écoute, l’organe enfin n’est plus obstacle, mais force la présence que je veux. Mon pas, pied gauche, pied droit, à la fois régulier dans sa suite et sautillant pourtant, double croche-croche, se hâte de revenir à la terre qu’il a quittée. L’en l’air imite l’envol de notre esprit, la fantaisie faite homme sous la netteté de la voix, mais il faut retomber, revenir au pouce sombre qui donne les basses continues comme les couleurs de la vie que je crois m’être choisies.
Non, nul choix pourtant, engagé, embarqué, tu vas vers l’acide, tu sais bien, quand le bras du microsillon – fi de l’horreur trop précise du laser ! – s’en vient recogner sur sa patte de départ. Mince bonheur, mince existence. Les cordes tendues en harmonies ont résonné avant que je sache la voix, la gravité terrible des heures, résumée en trois minutes pas plus. Je lève le bras de l’appareil, j’arrête, je remets, ça repart, mais ce n’est plus tout à fait la même ni tout à fait une autre… Pourquoi la même chanson n’est-elle pas semblable ? Je veux dire : pourquoi faut-il que toujours le temps s’en mêle et que le retour soit usé aussi vite ? Trois fois, quatre fois, presque rien ne se passe ; à la fin, la voix anticipée par ma mémoire détruit le jeu qui se voulait surprenant et n’est plus qu’attendu. La première fille est toujours la première. La mort dort au cœur de la première étreinte, car toutes les autres seront forcément secondes. C’est le fleuve temps qui charrie, oui, vraiment, il « charrie » au sens familier de cette exagération qui se glisse en nous, les vissés du présent qui s’en va.
Les lilas fanent vite. L’odeur dure quoi ?… deux semaines, autant dire deux secondes, mais dans l’année, l’arbrisseau se souvient de nos pas, de nos pieds dans la brume et la rosée, et me voici, deux mains vides, sans guitare ni parfum, esseulé, perdu dans le jardin où les pierres trop vues ne chantent plus.
Un jour, quand même, j’irai à Sète pour entonner des chants profanes à quelques pas de la dalle qui porte son nom, et sur un coin du marbre je déposerai un caillou minuscule, trouble scrupule de vivant.