La révolte du peuple grec matérialise un plancher sur le chemin en pente raide que l'Europe a tracé vers la tiers-mondisation complète de ce pays. Le refus a sonné tellement fort que poursuivre de force les "réformes" de la troîka aurait conduit la pays à la guerre civile. Cela explique la décision "consternante" du premier ministre. Une ère d'inconnue complète s'ouvre à nous tous. Lisez cet article de Médiapart.
Consternés ! Accablés ! Les mots manquent aux responsables européens depuis qu’ils ont appris la décision du premier ministre Georges Papandréou, lundi soir, d'organiser un référendum sur l’accord européen difficilement bouclé la semaine dernière. Ils avaient tout imaginé sauf cela !
Cinq jours à peine après avoir été laborieusement conclu, le plan de sauvetage européen, qui commençait déjà à être sérieusement attaqué sur les marchés financiers, semble mort-né. Et l’Europe a sans doute épuisé son crédit : il sera difficile de tenir un quinzième sommet de la dernière chance pour sauver l’euro. Les marchés risquent de ne pas leur en donner le temps, accélérant le processus de décomposition avancée de l’Europe telle qu’elle a été conçue.
Les procès en irresponsabilité de la Grèce et de son premier ministre ne vont pas manquer (lire notre article ici). La décision grecque est si contraire aux usages technocratiques européens. Elle est politique, dans le meilleur sens du terme. A ce stade, compte tenu des enjeux et des choix, la représentation politique n’a plus la légitimité suffisante pour décider au nom de tous : le peuple grec seul peut trancher et choisir son destin. Les arguments sur le populisme, l’aveuglement du peuple, incapables de comprendre les enjeux si importants et si subtils vont fleurir, comme à chaque recours au référendum. Mais cela s’appelle tout simplement la démocratie.
On comprend l’étonnement des responsables européens. A force de chercher à plaire et à rassurer les marchés, ils en ont oublié les peuples. Georges Papandréou ne pouvait plus l’oublier. En tout cas, sa majorité socialiste, élue en octobre 2008, avant la crise de la dette grecque et sur un programme parfaitement contraire à la politique suivie depuis, le lui a rappelé. Les députés ne sont plus d’accord pour voter quoi que ce soit décidé par l’Europe. Les menaces d’exclusion du parti, de rétorsion, ne suffisent plus pour rappeler à l’ordre et faire une majorité.
Les élus grecs n’ont pas pu ne pas se poser la question : quelle était la légitimité de leur vote dans un parlement assiégé, tandis qu’au-dehors une foule de manifestants, composée de jeunes, de moins jeunes, de fonctionnaires mais aussi d’artisans, d’ingénieurs, de médecins, criaient et pleuraient pour qu’ils repoussent les diktats de Bruxelles et du FMI ? De toute façon, leur vote est désormais sans effet. Le pays est paralysé. Entre la dépression qui ravage l’économie et la contestation qui s’est emparée de toutes les couches de la population, plus rien ne se fait. La Grèce est au bord de l’implosion. Aller plus loin, sans légitimité, ne peut que conduire à la guerre civile. Sauf à imaginer que l’Europe cautionne le retour des colonels pour imposer par la force ses règles et celles des financiers.
Les interrogations du gouvernement et des socialistes grecs devraient interpeller l’ensemble de la classe politique européenne. Car il n’y a pas qu’à Athènes que les peuples contestent la représentation parlementaire. A Madrid, Puerta del Sol, un des premiers slogans des « indignés » fut contre les politiques. « Vous nous avez trahis, vous ne nous représentez pas », ont-ils dit. Cette défiance à l’égard de la classe politique se retrouve partout. A New York, le mouvement « Occupy Wall Street » rappelle qu’ils font partie des 99% dont les politiques ne préoccupent jamais, ayant laissé prospérer des inégalités de richesses à un niveau insupportable.
Redoutable question surtout pour la social-démocratie européenne, qui, au nom de la raison, a accepté d’appuyer une construction européenne libérale, négligeant les questions essentielles du social, du travail et même de donner un avenir aux populations. A chaque élection, elle ne peut enregistrer que son recul auprès des opinions publiques, payant ainsi le prix de son ralliement sans conditions. Ce sera vraisembablement encore le cas ce mois-ci avec la défaite programmée, fin novembre, du socialiste Zapatero et du PSOE lors des élections législatives.
La décision surprise de Georges Papandréou, outre la manœuvre politique, est aussi un sursaut d’orgueil, de survie. Au cours de ces vingt et un mois de crise, ce ne fut qu’un long parcours d’humiliation, de stigmatisation pour la Grèce et ses dirigeants. Angela Merkel, au nom d’une Allemagne qui a toujours contesté la participation de la Grèce à la zone euro, a donné le ton, en plaçant les difficultés d’Athènes, sous la toise de la faute morale.
Tous les dirigeants européens lui ont emboîté le pas. « Tricheurs, menteurs, fainéants » : les Grecs ont tout entendu de la part des responsables européens, censés représenter la solidarité européenne... Lors de son intervention télévisée de jeudi, Nicolas Sarkozy a donné le coup de pied de l’âne, en affirmant que « l’entrée de la Grèce dans la zone euro avait été une erreur ». Il ne faut pas s’étonner qu’en retour, les Grecs se posent eux-mêmes la question de leur appartenance à un ensemble qui les méprise et les repousse.
D’autant que l’Europe n’a jamais fait preuve d’une once de générosité, de solidarité pour ce pays, qui au-delà de ses réelles faiblesses internes, est tombé par l’effet d’une construction européenne mal faite. Toutes les mesures de redressement imposées par le FMI et l’Europe n’ont été qu’une succession d’humiliations et d’injustices. Salaires, retraites, emploi public, services sociaux, santé, école, droit du travail : tout doit être revu à la baisse. La déflation sociale est le mètre étalon de ce projet européen de redressement, pour compenser une rigidité monétaire qui exclut toute dévaluation. Avec un programme de privatisation de plus de 50 milliards d'euros, le pays est appelé à être vendu à l’encan.
Tout doit être remis en cause. Sauf le budget de l’armée (4,5% du PIB), le plus important de l’Europe : les industriels allemands et français sont les premiers fournisseurs de l’armée grecque. Lors du premier plan de sauvetage, Paris et Berlin ont veillé à ce que les crédits alloués par l’Europe servent bien à honorer les factures se chiffrant en milliards, contractées par l’armée auprès de leurs fournisseurs. Et la semaine dernière encore, alors que la Grèce est effondrée, la France et l’Allemagne se sont disputées pour proposer à prix d’ami la fourniture de frégates militaires, payables à retardement.
Ramener l'Europe à ses questions essentielles
De même, l’Europe est restée particulièrement silencieuse sur le statut de l’Eglise orthodoxe, exonérée de tout effort. Avec plus de 700 milliards d’euros de patrimoine foncier et immobilier, il n’aurait pas été malvenu de lui demander de payer des impôts, comme tout le monde. L’Eglise orthodoxe n’a pas eu ce geste politique pour aider la Grèce. Mais l’Europe s’est bien gardée de le lui demander.
Les responsables européens n’ont eu de cesse de dénoncer la gabegie réelle du gouvernement grec, son clientélisme, sa corruption. Mais ils sont restés silencieux sur les bénéficiaires de ce système. Les seuls jeux Olympiques, qui ont conduit à des dépenses somptuaires et hors de propos (20 milliards d’euros au lieu du milliard prévu!), ont été une manne pour les groupes européens, allemands en tête, Siemens en particulier.
Et lorsqu’ils ont déploré l’absence d’efficacité du gouvernement grec pour lever l’impôt, les Européens ont soigneusement évité le sujet de l’évasion fiscale, sport national de l’élite grecque fortunée. Aucun d’entre eux n’a exigé qu’en contrepartie des efforts consentis par les contribuables européens, les banques européennes prêtent main forte au gouvernement grec, et signalent à Athènes tous les avoirs grecs qu’elles ont en compte, juste pour vérification. A l’inverse des Etats-Unis, l’Europe n’a pas demandé non plus la coopération de la Suisse dans cette lutte contre l’évasion fiscale. Selon les estimations, il y a 200 milliards d’euros d’avoirs grecs qui dorment en Suisse. Une partie aurait pu permettre de lutter contre le surendettement du pays.
Le dernier sommet européen n’a apporté aucun remède. Derrière les effets d’annonce d’un effacement de 50% de la dette grecque, les chiffres ont commencé à surgir. Ni le FMI ni les pays européens n’envisagent de faire un geste. Seuls, les créanciers privés se voient demander un effort, et encore, très limité. Au mieux, la Grèce va voir sa dette diminuer d’une trentaine de milliards, soit à peine 10% de son endettement. En 2020, elle peut espérer que sa dette publique représente 120% de son PIB. Autant dire que la Grèce est condamnée pendant vingt ans à l’austérité et à la désespérance.
La dernière mesure, prise en accompagnement de ce plan, a été la plus humiliante de toutes pour la Grèce. Il fut décidé que désormais Athènes serait sous la tutelle d'une administration composée de membres du FMI et de l’Europe, afin de s’assurer de la bonne mise en œuvre du plan. A aucun moment, l’Europe ne s’est posé, là encore, la question de la souveraineté, de la démocratie, questions superfétatoires manifestement depuis longtemps dans les prises de décision européennes.
Dans une tribune au Monde en août, l’ancien ministre des affaires étrangères, Hubert Védrine, n’avait pas manqué pourtant de souligner les dangers contenus dans les projets européens. Au nom d’un fédéralisme, et d’un ordre économique, l’Europe effaçait allégrement la question de la démocratie et de la souveraineté, laquelle ne pouvait à un moment ou à un autre que resurgir, prévenait-il. L’avertissement est resté sans suite, même auprès de ses amis socialistes, qui veillent à se tenir le plus à l'écart possible de la question européenne, pour ne pas réveiller la douleur du référendum de 2005.
Au lendemain du dernier sommet européen, un journal grec titrait: «La Grèce, capitale : Berlin». En Grèce, cela est lourd de signification. Les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale y sont toujours à fleur de peau, d’autant qu’elle fut suivie, au nom de la lutte contre le communisme, par le régime des colonels jusqu’en 1974. C’est-à-dire hier, dans la mémoire d’un peuple. Mais cette histoire a été niée et refoulée. Si l’Allemagne justifie toutes ses décisions importantes au nom du traumatisme du nazisme, elle a oublié, en imposant ses vues, que les autres peuples européens avaient aussi une histoire et des traumatismes. Mais de cela aussi, il n’est jamais question dans les sommets européens.
En provoquant la tenue d’un référendum, Georges Papandréou ramène l’Europe à ses questions essentielles, le socle des valeurs démocratiques que la construction européenne est censée incarner et défendre, et qu’elle a perdu de vue. Les résultats de ce vote, prévu en janvier ou en février, ne laissent guère de doute : les Grecs penchent vers le « non ». La souveraineté d’un pays, au stade ultime, ne se monnaye pas. Un pays ne se suicide pas pour une monnaie. Quitter l’euro est, certes, une aventure imprévisible. Mais l’Europe a tellement acculé Athènes qu’elle ne lui laisse plus guère d'autre choix.
D'ailleurs, depuis quelques mois, l’Allemagne ne cache plus sa préférence pour une sortie de la Grèce de la zone euro. Elle souhaite même poursuivre le grand ménage pour faire de la zone euro un ensemble fort, protégeant la valeur sacrée de la monnaie unique. Dans un dernier sursaut politique, le premier ministre grec a fait exploser au grand jour les arrière-pensées. Le débat politique sur les réels buts de la construction européenne, déjà lancé par les Indignés, ne peut plus être évité. La déflagration de la zone euro est engagée. L’Europe rentre dans l’inconnu.
Médiapart - 01 novembre 2011 | Par Martine Orange