Souvenir d’une enfance au pays : La fête de la Toussaint

Par Prisca



Alors que certains jouent à se faire peur pour l'Halloween, je réalise que mon rapport à la mort, comme pour tous les Antillais, est bien plus complexe que la simple tristesse voire la peur qu'elle évoqe généralement. Héritage africain sans doute, la mort s'appréhende autrement et d'ailleurs, je n’ai jamais eu peur des cimetières, bien au contraire.
Je ressens toujours beaucoup d’émotion face à ses monuments d’éternité faits de pierre et de terres mêlées. Il est vrai que j’ai n’ai vécu le déchirement de la perte d’un être cher que très tard dans ma vie. Cependant en dépit du temps qui passe, je reste emplie de ce sentiment qu’en cet endroit, nos chers disparus reposent en paix ; et qu'en nous ils demeurent éternellement vivants. Sans doute est-ce pour cela que la fête d'Halloween résonne si peu en moi. Sans doute aussi parce que chez nous le mystique n'est jamais bien loin.

Je n’ai pas peur des cimetières parce la Toussaint se vit comme une fête aux Antilles. Dans le recueillement et le respect des Anciens, certes mais tout de même une fête que l’on prépare comme l’on reçoit chez soi. Plus jeune j'observais fascinée l'étrange ballet des vivants venus parer leurs morts de leurs plus beaux attraits.

La semaine qui précédait le jour de la Toussaint, les cimetières s'animaient de familles entières, les uns portant seaux et de pelles, les autres chargés de produits détergeant et pinceaux et peinture. Tous attelés à ce qui n'est rien d'un moins qu'un devoir de mémoire.

Il n'était pas rare d’entendre rire de-ci, de-là. Il était bien moins rare encore d’entendre des manmans créoles "crier derrière" leurs ti-manmay qui tardaient un peu trop à ramener l’eau du petit robinet sur le mur derrière la tombe de Misié Estéphène.

J'avais bien 10-12 ans la première fois que ma grand-mère, puis ma mère m'ont amené au nettoyage des tombes des cimetières de ma famille, à Saint-Joseph et aux Trois-Ilets.
Je n'en garde pas de souvenir impérissable trop occupée sans doute à admirer le spectacle des carreaux blanchis sous les gestes énergiques des mamies qui hier encore se plaignaient de rhumatismes chroniques.

Je reconnaissais là tout le savoir-faire des dernières lavandières que j’avais eu le bonheur croiser à la rivière dans mon enfance. Je reconnaissais toujours la force de ces fanm doubout’ à l’allure parfois fragile si habituée à reporter la douleur à plus tard pour accomplir leur devoir. Et en les voyant chawayer de l’eau entre les morts, je me demandais si ces derniers étaient reconnaissant de tout ce travail accompli.

Plus tard je compris qu'il était aussi question d'autre chose car au-delà du respect des morts, il s'agissait aussi de faire honneur à la famille. Une tombe fraîchement peinte et un caveau généreusement fleuri pour accueillir les gens de passage comme l'on reçoit chez soi : la Toussaint aux Antilles c’est aussi une question d’apparat.

A l’époque d'ailleurs, certains caveaux de famille me faisaient l’effet de châteaux en Espagne. Ils étaient si grands et si beaux mais je ne pouvais m'empêcher de m'interroger : jamais toute une famille ne pourrait tenir là-dedans ?! Aaaaah, l’innocence parfois morbide de l'enfance.

  Photo de http://www.bleuceanne.com


J’aimais aussi regarder les photos, et lire les épitaphes comme une dernière déclaration d’amour pour racheter tous les rendez-vous manqués d’une vie. Et ces fleurs, vraies et chatoyantes pour la plupart, ou en plastique mais toujours majestueuses. Toutes ces fleurs pour donner vie à ces dédales de pierre et de ciment.
Tous ces préparatifs annonçaient une belle fête qui prenait tout son sens le soir du jour des défunts.

 Je n’ai jamais eu peur des cimetières parce que bien qu’il était question de visiter les morts, cette soirée de la Toussaint là était plus vivante à mes yeux que bien des réunions de famille. Les cimetières brillaient de mille bougies Clarté divine -marque locale- rouges et blanches. On pouvait les distinguer du haut des mornes.
Une marée humaine toute en paroles et en rires étouffés submergeait en peu de temps le cimetière bien trop petit. On savait quand on arrivait mais on n'était jamais certain de l’heure à laquelle on partirait. Et pour cause, les familles se retrouvaient le temps d’une soirée, autour de la maison du mort. Les vivants revivaient les souvenirs partagés du passés et prenaient des nouvelles du présent.

Le cimetière n'était plus qu'une joyeuse fourmilière, un véritable toufé yenyen -petits insectes volants- où l'on se posait comme on pouvait, assis sur des petits murets le long des tombes, accoudés aux caveaux...
Une fois les bougies allumées, démarraient pour les plus jeunes cousins les batailles furtives de caca-mouton.  Le principe ? : former de petites boules avec la cire encore chaude et atteindre sa cible postée à l’autre bout d'une tombe ou d'une allée. Le jeu durait généralement jusqu'à la première calotte -gifle- toute aussi furtive mais ferme, administrée par un parent, annonçant le cessez-le-feu immédiat.

Et puis peu à peu, le cimetière se vidait de cette animation toute inhabituelle. Il ne restait bientôt plus que les allumettes brûlées par les deux bouts et les pelures de pistaches -cacahuètes grillées- au sol qui craquellent sous les pieds. Il restait aussi la douleur des disparus trop tôt ou trop récemment qui avait semblé un peu moins lourde toute à la féerie du moment. Pour moi, il restait ce goût d'un rendez-vous unique que je voulais plus manquer.

Aujourd'hui, la fête de la Toussaint est sans nulle doute moins folklorique. Je n'y retrouve plus la même chaleur, ni la même ferveur d’antan. Pourtant chaque année, la magie des lumières, les fleurs même fausses, les marchandes de pistach' chôôôô ! -cacahuètes grilléesvendues dans des cornets de papier- et autres friandises toujours postées à l'entrée des cimetières ; tout cela réveillent en moi cette même émotion et tous ces souvenirs.
Non, décidément je n'aurai jamais peur des cimetières car aux Antilles, la fête des morts est d'abord une fête !