Ulisse Caputo (Salerne, 1872-Paris, 1948),
Symphonie, 1914.
Huile sur toile, 119 x 151 cm, Paris, Musée d’Orsay.
Si des expositions récentes se sont intéressées à la peinture française que l’on qualifie d’académique et ont remis à l’honneur des artistes jusqu’ici regardés avec circonspection tels Alexandre Cabanel (1823-1889) ou Jean-Léon Gérôme (1824-1904), la musique que l’on range, à raison ou non, dans la même catégorie esthétique menaçait fort, comme toujours en France, d’être ignorée. C’était compter sans la ténacité du Palazzetto Bru Zane qui est en train de consacrer une partie de sa formidable énergie à explorer la production d’un des compositeurs considérés, y compris de son vivant, comme l’icône honnie de l’académisme musical, Théodore Dubois. Après quelques disques chambristes, voici que nous arrive, chez Mirare, un enregistrement d’œuvres concertantes confié au violoncelliste Marc Coppey et au pianiste Jean-François Heisser, ce dernier dirigeant de son instrument l’Orchestre Poitou-Charentes.
L’histoire de Théodore Dubois est celle de l’ascension d’un provincial issu d’un milieu modeste qui, à force d’obstination mais aussi de talent, a réussi à se hisser jusqu’aux plus hautes fonctions des institutions musicales françaises de son époque. Du petit village de Rosnay, à quinze kilomètres de Reims, où il est né le 24 août 1837, au Conservatoire de Paris où il est nommé successivement professeur d’harmonie (1871) puis de composition (1891) avant d’en assumer, à la mort d’Ambroise Thomas en 1896, la direction jusqu’en 1905, son chemin passe également par la Villa Médicis où il séjourne en 1862-1863 à la suite de l’obtention du premier grand prix de Rome en 1861. Ce parcours en apparence sans grandes aspérités mais jalonné d’honneurs, dont les points culminants sont constitués par la nomination à l’Institut au fauteuil de Charles Gounod en 1894 et l’élévation au grade de Commandeur de la Légion d’Honneur en 1903, aggravé par une image de pédagogue aride auteur, en 1891, d’un Traité d’harmonie théorique et pratique réédité jusqu’en 1921, lui a valu de solides inimitiés de son vivant même, provoquant le rejet presque total de l’œuvre et de l’homme après la mort de ce dernier, le 11 juin 1924.
Théodore Dubois a composé dans tous les genres, avec des fortunes diverses. L’envergure du musicien d’église, qui fut maître de chapelle ou organiste de diverses églises parisiennes de 1855 à 1896 et laisse un important œuvre religieux, est incontestable, comme en atteste le succès des Sept Paroles du Christ (1867), de la Messe des morts (1874), ou du Paradis perdu, récemment exhumé au concert et bientôt au disque (1878), alors qu’il connut les plus grandes difficultés pour faire jouer ses partitions dramatiques, garantes, rappelons-le, de reconnaissance au XIXe siècle, dont la réception fut, en outre, assez contrastée. Comme toutes ses compositions datant de la fin de sa carrière publique, à partir des années 1900 environ, la musique de chambre, les mélodies et certaines des pièces pour orchestre de Dubois révèlent un compositeur bien moins tributaire des exigences d’un quelconque style « officiel » compassé et convenu ; sans avoir quoi que ce soit de révolutionnaire, à l’instar de celui de ses contemporains Debussy ou Fauré, son langage s’y révèle d’une grande variété et d’un charme certain, et souvent bien plus personnel que ce que l’on aurait imaginé de prime abord.
L’anthologie de pages concertantes qui nous est aujourd’hui proposée donne un excellent aperçu de l’art de Dubois, tout en accordant la possibilité d’apprécier son évolution du Concerto capriccioso de 1876 à la tardive Suite concertante commencée en 1912 mais créée en 1921 seulement. Écrit pour sa femme, Jeanne Duvinage (1843-1922), qu’il qualifie de « pianiste très distinguée » dans ses Souvenirs de ma vie, le Concerto capriccioso pour piano et orchestre est une partition aux ambitions modestes conçue avant tout pour faire briller le soliste auquel sont seuls dévolus les cascades et les soupirs de l’Andante come recitativo liminaire, puis dont la légère fébrilité mêlée d’espièglerie (Allegro) voire le soupçon de tendre abandon (Adagio con fantasia) peuvent, à mon sens, être lus comme un indice de la complicité régnant entre les deux époux et font de cette partition autre chose qu’une démonstration de virtuosité un peu vaine. Miniature au ton de rêverie noblement sentimentale, l’Andante cantabile pour violoncelle et orchestre (1894) exploite merveilleusement les capacités de chant de l’instrument, tout en demeurant toujours d’un raffinement exemplaire qui souvent fait songer à Mozart dans sa façon d’utiliser les bois pour apporter des couleurs chaudes et subtilement embuées à la texture orchestrale. Dans la Fantaisie-Stück pour violoncelle et orchestre publiée en 1912, c’est le caractère brillant, généreux, solaire pourrait-on dire, du soliste qui est appelé à s’exprimer et ce, dès les premières mesures d’une musique qui frappe par la tension presque conquérante qui anime ses deux mouvements extrêmes comme par l’élégance de son Andante médian qui révèle une des qualités, à mon sens trop peu soulignées, de Dubois : sa capacité à inventer, en particulier dans les pièces de tempo lent, des mélodies au charme immédiat et à les transformer, avec une étonnante économie de moyens, en moments d’émotion frissonnante. C’est ce qu’illustre également le bref et sobre In memoriam mortuorum, créé durant la Première Guerre mondiale, où le sentiment d’abattement pourtant extrêmement palpable n’est jamais pesant ou sinistre. Ici, les larmes coulent silencieusement, sans aucune ostentation, aussi discrètes qu’elles sont brûlantes. Rarement compositeur français se sera montré aussi proche de l’esprit de pastorale tragique dont sont empreintes certaines œuvres contemporaines de compositeurs britanniques, en particulier la Pastoral Symphony (1921) de Ralph Vaughan Williams (1872-1958). Partition aux dimensions plus ambitieuses, la Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, que je vous conseille d’écouter en dernier, apporte deux confirmations, celle de la perméabilité de Dubois aux grands courants musicaux de son temps et de sa capacité à les digérer pour les faire siens, et celle de parvenir, grâce à une parfaite maîtrise d’écriture, à maintenir une grande cohérence de ton tout en préservant la variété des climats. Le Maestoso initial, au ton fièrement romantique, à la fois à fleur de peau et presque farouche, se place sous le signe conjoint de Wagner et de Brahms, tandis que l’Allegretto leggiero qui le suit renoue avec un esprit goguenard plus nettement français, la synthèse étant opérée dans le bouleversant Larghetto où se côtoient cuivres sombrement wagnériens et tournures subtilement fauréennes au piano comme au violoncelle avant que l’Allegro final voie s’unir la nostalgie d’un thème d’allure populaire et le brillant des deux instruments solistes en un bouquet final scintillant d’émotions contrastées. Après l’audition d’une telle partition, il est difficile de ne pas être submergé par un sentiment d’injustice en pensant à la relégation que les tenants d’une prétendue modernité ont fait subir à Dubois.
Marc Coppey (photographie ci-dessus), Jean-François Heisser (photographie ci-dessous) et l’Orchestre Poitou-Charentes s’emparent de cette musique à bras le corps et nous offrent un disque absolument splendide, qui ne cesse de se bonifier au fil des écoutes. L’énergie et le brio que déploient les musiciens pour servir des œuvres que les relents d’académisme qui les précèdent auraient pu leur rendre suspectes sont aussi remarquables qu’enthousiasmants et méritent d’être plus que soulignés, applaudis. Les deux solistes sont d’un très haut niveau technique et expressif, Marc Coppey faisant ses et nos délices des nombreux passages chantants que Dubois a conçus sur mesure pour le violoncelle, mais sachant aussi se montrer incisif et bondissant, tandis que Jean-François Heisser parvient à exprimer aussi bien la subtilité poétique que l’élan rythmique des exigeantes parties de piano. S’ils brillent individuellement, les deux musiciens trouvent, dans la Suite concertante, un excellent équilibre, tant dans les dialogues que dans les relances mutuelles, une complicité qui en dit long sur la qualité du travail préparatoire à cet enregistrement. L’Orchestre Poitou-Charentes, formation, rappelons-le, non permanente, n’est pas en reste ; elle étonne par une cohésion et une discipline que certaines phalanges plus prestigieuses pourraient lui envier. Cette petite cinquantaine de musiciens démontre une réactivité et des qualités d’articulation saisissantes, tissant des contrechants somptueux, parvenant à toujours donner aux phrases musicales leur juste poids en allégeant le son quand il le faut et en évitant, y compris dans les mouvements lents, les écueils du sentimentalisme et de l’épaississement, tout en offrant une pâte orchestrale à la densité idéale pour cette musique et des couleurs réellement séduisantes, particulièrement aux bois et aux cuivres. Il faut louer Jean-François Heisser d’être parvenu à rassembler et à galvaniser ces énergies pour en tirer le meilleur. Souple, racée, intelligente en diable, sa direction possède une vertu qui éclate dès les premières secondes du disque pour ne plus jamais le quitter : la sincérité. Il est évident, à mes yeux, que le chef a su faire preuve de suffisamment de modestie pour prendre les œuvres de Dubois au sérieux et de force de conviction pour les porter à exprimer ce qu’elles ont de meilleur. Pas un instant, durant cette heure de musique, la tension ne se relâche, tout est impeccablement en place et au service d’une véritable vision qui emporte l’adhésion de l’auditeur sans coup férir.
Je vous recommande donc tout particulièrement cette anthologie d’œuvres concertantes de Théodore Dubois, superbement servie par des musiciens magnifiés par le bonheur de servir sa musique. La qualité et la diversité de son programme en font, à mes yeux, le disque idéal pour faire connaissance avec l’univers du compositeur et l’apprécier à sa juste valeur, bien supérieure à celle que les Histoires de la musique nous ont décrite. Bravo et merci aux interprètes ainsi qu’au Palazzetto Bru Zane d’avoir rendu possible cette révélation dont il est sans doute superflu de dire qu’on en attend la suite avec autant d’espoirs que d’impatience.
Théodore Dubois (1837-1924), Fantaisie-Stück pour violoncelle et orchestre, Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre, Concerto capriccioso pour piano et orchestre, In memoriam mortuorum, chant élégiaque, Andante cantabile pour violoncelle et orchestre.
Marc Coppey, violoncelle
Orchestre Poitou-Charentes
Jean-François Heisser, piano & direction
1 CD [durée totale : 62’44”] Mirare MIR 141. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Fantaisie-Stück pour violoncelle et orchestre :
[I] Allegro moderato, avec franchise
2. Suite concertante pour violoncelle, piano et orchestre :
[III] Larghetto
3. In memoriam mortuorum, chant élégiaque
Illustrations complémentaires :
Anonyme, Portrait de Théodore Dubois, 1896. Photographie, 46 x 34 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.
La photographie de Jean-François Heisser est de Simone Poltronieri, tirée du site Internet de Jean-François Heisser.
La photographie de Marc Coppey est d’Adrien Hippolyte, tirée du site Internet de Bolero Artists Management.