Magazine Journal intime

Betty

Par Pierre-Léon Lalonde
La nuit a été longue, les bars sont sur le point de fermer, je suis stoppé sur une lumière et j'observe ma prochaine cliente un peu plus loin sur Sainte-Catherine. Elle m'attend entre deux autos parquées devant un club de danseuses. Je sais qu'elle en sort et je me doute bien qu'elle doit avoir hâte d'aller prendre sa douche. Alors que je m'approche, elle est accostée par un punk que je vois souvent « squidger» dans le coin. Au fil des mois, j'ai vu ce gars se dégrader comme c'est pas possible. C'est à se demander s'il va passer l'hiver.
À leur hauteur, la fille ouvre ma portière, mais prend son temps pour finir sa conversation avec le loqueteux. Les deux sont tout sourire comme s'ils se connaissaient depuis longtemps. Avant de se laisser choir dans le taxi, elle lui file un billet de 5 $. Je comprends alors que cette fille, c'est quelqu'un de pas ordinaire. Je me tourne vers elle et lui sourit à mon tour.
— Allo chéri, amène-moi chez nous honey. Je suis tellement fatiguée.
Rares sont les nuits où je n'embarque pas une de ces « psychologues » spécialisées. Elles font partie de ma clientèle régulière. En général, ces filles ont leur dose de social quand elles sortent des clubs. Le plus souvent qu'autrement elles me disent leur adresse puis c'est tout. Au fil des années, j'en ai raccompagné de toutes sortes. Des intoxiquées, des désabusées, des qui le faisait pour payer leurs études, des qui venait d'ailleurs, des avec de fausses cartes, des qui se prenaient pour d'autres et d'autres qui se prenaient la tête. J'en ai raccompagné de bien belles et pourtant cette femme fatiguée c'était bien la première fois que je la croisais.
Après m'avoir précisé sa destination, elle s'informe gentiment de ma nuit.
— Bah! En milieu de semaine comme ça, c'est pas mal calme. Toi? C'était occupé au club?
— J'ai été chanceuse, y'avait un gars qui me lâchait pas.
— Ben je le comprends lui dit-elle en me retournant pour lui sourire de nouveau.
— T'es sweet mon chou. Ça fait combien de temps que tu fais du taxi?
On a commencé à jaser de choses et d'autres puis elle m'a raconté sans faux-fuyants que ça faisait 30 ans qu'elle vendait son cul. Elle m'a confié qu'elle avait commencé à se prostituer à l'âge de 13 ans pour éviter de se ramasser encore et encore dans des écoles de réforme pis des familles d'accueil. Elle m'a raconté dans les grandes lignes un parcours à faire frémir les plus endurcis. Une vie de dépendance et de débauche. Une vie à faire brailler.
Pourtant, malgré ce lourd vécu, j'avais tout au long de la course le sentiment que cette femme assise à côté de moi était un être en paix avec elle-même. Il émanait d'elle une énergie rare, une espèce d'aura que seuls possèdent les gens qui sont vraiment heureux. Une énergie qui parvient à toucher ceux qui se trouvent à proximité.
Devant son adresse, j'ai parqué le taxi et me suis retourné vers elle pour lui serrer la main et lui demander son nom. En riant, elle m'a ensuite invitée à passer la voir dans ses habits de travail.
— Tu viendras faire ton tour au club quand ce sera trop tranquille. Tu vas voir comment je te mange ça un cerveau!
Une de ces trop longues nuits, j'irai peut-être m'y accrocher les pieds. Pour l'instant, je reste encore chamboulé par sa mise à nu.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Pierre-Léon Lalonde 582 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog