Ce soir-là fut pour moi celui de toutes les magies, les toutes dernières de mon enfance. Comme un chaton à peine né qui se complaît dans les odeurs de sa mère et qui s'y se reconnaît, je me frottais avec langueur aux cuisses de Man Anna.
Je la sentais tout à la fois si proche et si lointaine que, pour mieux tressaillir à la caresse distraite de ses doigts, je rêvais d'être sa mandoline, ramenée des Antilles, que je voyais pendue à la cloison. J'étais jaloux de l'instrument au point de réclamer, les yeux humides et la voix suppliante :
— S'il te plaît, Maman, chante-moi ta chanson.
Man Anna ne se pressait jamais pour prendre l'instrument. Quand enfin elle le tenait bien soudé à sa hanche, elle commençait par effleurer la table d'harmonie puis, coinçant le plectre entre ses doigts, elle faisait sonner une à une les cordes pour s'assurer d'un accord parfait. Alors, les yeux mi-clos, elle se lançait dans un maillage de notes improvisées qui finissaient toujours par aboutir à cette mélodie que je ne me lassais jamais d'entendre.
Adieu madras
adieu foulards
adieu grains d'or,
adieu colliers chou !
Doudou en moin ki ka pati,
Elas, élas, sé pou toujou,
Doudou en moin ki ka pati,
Elas, élas sé pou toujou.
Ce n'était pas à proprement parler une chanteuse mais sa voix, juste et grave, mariée à l'aigrelet de l'instrument, donnait à la nudité primitive du chant une infinie douceur.
Ce soir, pour la première fois, elle ne se contenta pas d'avoir chanté pour moi. Elle remplaça le plectre, dont-elle disait qu'il était d'écaille de tortue entre les cordes de la mandoline puis, après m'avoir caressé furtivement la joue, elle ajouta :
— Bien sûr, tu ne peux pas t'en souvenir, tu étais bien trop petit, mais l'orchestre a joué cet air-là le jour de notre embarquement. Le bassin de la compagnie était noir de monde, mais Man Gabou n'était pas là. La veille, elle avait annoncé qu'elle ne supporterait pas le départ de ses petits-enfants. Aussi, dès le chant de l'oiseau pipiri, elle avait pris l'auto-postale jusqu'au Vauclin où elle s'était réfugiée chez Marraine Charlotte. Un jour, d'une manière ou d'une autre, cela te reviendra, mais laisse-moi te dire, quand le bateau, très lentement d'abord, s'est éloigné du quai, j'ai cherché vainement son visage dans la foule. Tu sais, j'étais vraiment heureuse de connaître la France et de rejoindre ton père, pourtant, je te l'assure, jamais je n'ai eu autant besoin de ma maman. J'avais beau être jeune et encore naïve, au fond de moi quelque chose me disait que je ne la reverrais plus. Tante Renée n'était pas là non plus. Dès les premiers barrissements de la sirène, elle s'était réfugiée derrière l'asile des vieillards, à l'ombre du manguier où elle avait guidé tes premiers pas. Elle a pleuré tu sais, elle me l'a dit dans sa première lettre, tant le départ de son petit Julien lui causait de chagrin. C'était comme si la mort l'avait frappé. Seuls, Marraine George et l'oncle Paul nous ont accompagnés. Alors, quand cette fois-ci pour de bon le Colombie a commencé à prendre le large, j'ai concentré toute la puissance de mes yeux sur leurs petites silhouettes jusqu'à ce qu'elles se fondent, d'abord dans la foule des parents, puis dans la masse ocre et verte de Fort-de-France. Bientôt je n'ai plus vu, dans le soleil blanc de ce jour de carême, que le frisson d'écume des plages caraïbes, le moutonnement des mornes ourlés de caféières, la découpe brutale des pitons du Carbet avec, au loin, la croupe sombre et menaçante du volcan.
Et puis ce fut la mer ouverte devant nous comme une mâchoire de requin. Man Anna, craignant sans doute de m'avoir attristé, eut un petit sourire et je suis prêt à le jurer, bien que nous fussions dans l'hémisphère nord, l'étoile du berger brillait au fond de son regard.
José Le Moigne
In Chemin de la mangrove, L'Harmattan, 1999 .