Allers et retours : de Marx à la Grande Révolution (I)
Entretien avec Claude Mazauric
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Écrits de Babeuf présentés et choisis par Claude Mazauric
Les Lettres françaises. Nous sommes vingt ans après le bicentenaire de la Révolution française organisé en 1989. On a dit que ce bicentenaire aurait sanctionné la victoire des thèses « révisionnistes » de François Furet dans l’historiographie de la Révolution française. Dans ton dernier ouvrage, l’Histoire de la Révolution française et la pensée marxiste, tu reviens sur ces débats historiographiques et tu nuances ce jugement…
Claude Mazauric. L’affirmation selon laquelle la commémoration du bicentenaire aurait conduit à la victoire des thèses furétiennes dans l’historiographie de la Révolution française est l’un de ces clichés idéologiques sans fondement qui se répètent à l’infini… Dans la réalité, la situation est plus compliquée. D’abord, il convient de rappeler que le plus grand rassemblement d’historiens réalisé au moment du bicentenaire s’est tenu à Paris en juillet 1989 sous l’autorité de Michel Vovelle, avec un succès de masse et de qualité que chacun a reconnu. Et la tonalité d’ensemble fut loin d’y être favorable aux points de vue, d’ailleurs changeants à ce moment-là, de Furet. Les actes publiés le prouvent ! Ensuite, je crois nécessaire de distinguer soigneusement ce qui relève de l’espace public et médiatique où triomphait alors le néolibéralisme en général, donc un champ idéologique dont Furet était avec d’autres l’une des figures de pointe, et ce que j’appellerai l’espace historiographique, plus restreint par nature et surtout ordonné autour de la communauté des historiens, où les choses sont allées bien différemment.
Comment caractériser plus objectivement cette conjoncture alors ?
Claude Mazauric. On vit d’abord la réapparition dans les années 1980 de la critique contre-révolutionnaire de la Révolution, puis son effondrement relativement rapide. Parallèlement, la lecture libérale de la Révolution dans l’esprit des premiers historiens du siècle précédent (de Mignet à Tocqueville) connut un retour en force, avec Furet et ses disciples. Pour finir, on a pu constater la persistance vivace et le renouvellement de la tradition républicaine de gauche de l’historiographie révolutionnaire. Et qu’a-t-on observé ensuite ? L’historiographie de type contre-révolutionnaire se survit à la marge. Le courant inscrit dans la tradition républicaine de gauche a poursuivi son renouvellement et c’est à partir de lui (du moins dans le champ balisé par les nouveaux historiens qui se sont formés dans ses centres de recherches, autour de la revue des Annales historiques de la Révolution française, en proximité avec la Société des études robespierristes) que se sont multipliés comme jamais, recherches, thèses, publications, enquêtes collectives et colloques internationaux. Sans en être absent, le « furétisme » n’y est quasiment jamais hégémonique. Mieux, on assiste depuis la fin des années 1990 à une forme de rejet de la charge idéologique qui le soutenait, notamment aux États-Unis. Je tiens pour très significatif le succès des essais critiques de Domenico Losurdo et des livres de Eric Hobsbawm qui sont sans concessions à l’égard des positions de Furet. La traduction du grand livre de Michael Christofferson, les Intellectuels contre la gauche, va dans le même sens. D’un mot, je dirai donc que l’offensive néolibérale, victorieuse dans l’espace public et politique, a certes porté des coups très sensibles à l’autorité de l’historiographie républicaine de gauche mais que celle-ci, paradoxalement, est devenue l’un des lieux majeurs de résistance à l’hégémonisation internationale du néolibéralisme comme forme actuelle de l’idéologie réactionnaire.
Les rapports entre l’histoire de la Révolution françaiseet le marxisme ont été extrêmement forts, et cela dès Marx lui-même, dont tu rappelles l’intérêt qu’il portait à la Révolution française. Comment décrire et expliquer le contenu de ce rapport ?
Claude Mazauric. Dans mon essai, j’ai voulu rappeler, brièvement mais fortement, que dans la dialectique de la Révolution française comme événement et du matérialisme historique comme approche théorique de compréhension de l’histoire, le marxisme n’a pas fait qu’« éclairer » l’interprétation qu’on peut produire valablement de l’histoire révolutionnaire, mais que, pour une part, il est aussi lui-même un produit de l’ébranlement historique consécutif à la Révolution française ! Cela se voit au fait que le « jeune Marx » des années 1830 et 1840 se soit tellement intéressé d’un point de vue théorique et politique à l’histoire de la Révolution de France et à ses effets mondiaux. De cette conjonction initiale est sortie l’idée contemporaine selon laquelle la reconnaissance de la Révolution française comme processus transformateur de grande portée sociale et le « marxisme » comme idéologie révolutionnaire avaient en quelque sorte partie liée : en rejetant l’une, on abattait l’autre, et inversement ! Évidemment, rien ne fonctionne comme cela : la construction historiographique de la Révolution, comme ensemble de récits, de mises à jour factuelles et comme systèmes d’analyse, déborde, et de loin, le champ initial où opéraient les concepts marxiens du « jeune Marx ». Inversement, la « pensée Marx » dans sa dimension théorétique et anthropologique, plus particulièrement à travers la critique de l’économie politique, ouvre des horizons qui vont bien au-delà de la seule recherche historique sur la Révolution française, même si le marxisme a favorisé le renouvellement du regard qu’on jette sur elle.
Ton essai, à la fois historiographique et théorique, se clôt par l’évocation de deux figures historiques concrètes, Robespierre et Babeuf. Pourquoi ce choix?
Claude Mazauric. Robespierre et Babeuf ont toujours été au centre de mes préoccupations. D’abord en raison de leur stature propre, qui est considérable, ensuite parce que les sources les concernant sont à la fois immenses et qu’elles traduisent un univers idéologique et conceptuel inépuisable. Mais je les observe aussi en ce qu’ils sont des personnages symboliques dont les moments majeurs d’existence et d’engagement se suivent. De ce fait, les questions plus générales de l’herméneutique de la Révolution comme processus se posent à leur propos : avant le 9 Thermidor, avec Robespierre, c’est la question de ce que peut être une république démocratique qui aille au bout de sa logique. Après le 9 Thermidor, avec Babeuf qui fait d’ailleurs référence à Robespierre, se pose la question de la manière de penser et de construire une démocratie réellement populaire et durable. Et l’un comme l’autre se posent la question des limites et de l’efficacité du rôle de l’État et de l’intervention populaire dans l’effort de construction de l’avenir commun. Nous sommes bien ici dans la Révolution française et, en même temps, plus généralement, dans une démarche réflexive, relative à la question universelle de l’émancipation humaine. Sans la référence au «Robespierrisme », le « babouvisme » est inintelligible…
Ni le communisme par ailleurs…
Claude Mazauric. Oui, notamment ce communisme des origines qui s’exprime dans les années 1830-1840 et dont je traite longuement dans la réécriture à laquelle j’ai procédé de la quatrième édition des Écrits de Babeuf qui vient de paraître au Temps des cerises. En effet, pour la génération des républicains de 1830, fils et petits-fils des précédents de légende, l’expérience révolutionnaire française de 1789 à 1799 a non seulement montré la fécondité créatrice et tangible des révolutions, mais elle a paru indiquer le point d’où il fallait repartir pour (re)fonder un monde social équitable et libérateur. Ce point était celui de la mise en cause du droit de propriété comme vecteur décisif de l’exploitation du travail et creuset des inégalités. La manière dont furent théorisées l’hypothèse et les modalités de ce passage dépasse le cadre de notre entretien d’aujourd’hui, mais son ancrage est bien là.
Entretien réalisé par Baptiste Eychart
L’Histoire de la Révolution française et la pensée marxiste, Claude Mazauric. PUF, 2009, 194 pages, 23 euros.
Écrits, de Babeuf, présentés et choisis par Claude Mazauric. Le Temps des cerises, 2009, 20 euros.
N°67 -Janvier 2010
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