Il n’y a pas un seul lecteur en Égypte qui n’ait au moins lu une de ses pages, en revanche personne ne peut se targuer d’avoir parcouru toute son œuvre !
Ce commentaire fait partie du déluge d’articles qui ont accompagné le décès, à l’âge de 86 ans, du journaliste et écrivain Anis Mansour (أنيس منصور). La disparition de cet auteur de plus de 250 ouvrages, dont certains en sont à leur 50eédition, n’a pas suscité le moindre écho dans la presse hexagonale non plus qu’européenne. « Printemps arabe » ou pas, notre regard sur cet univers n’évolue pas beaucoup ! Faute d’être traduit dans la moindre langue étrangère, Anis Mansour nous est totalement inconnu alors qu’il constitue une réalité socio-littéraire incontournable. Polygraphe infatigable, il avait de très nombreux lecteurs, y compris dans les classes les plus populaires, un phénomène qui n’est pas si fréquent chez les auteurs arabes ! L’homme n’était pas forcément très sympathique, ni même toujours très remarquable mais, alors qu’il n’affichait guère d’ambition tout en ayant reçu quelques prix littéraires importants, il n’en occupe pas moins une place singulière dans l’histoire culturelle du monde arabe. Il est donc tout de même surprenant que sa disparition passe totalement inaperçue.
Né en 1925, Anis Mansour partage avec d’autres figures mieux cotées dans l’histoire littéraire (Taha Hussein par exemple) des origines modestes, ainsi qu’un premier apprentissage religieux. Licencié en philosophie (comme son aîné d’une quinzaine d’années, Naguib Mahfouz), il fait ses premières armes, vers la fin des années 1940, dans le journalisme. Une profession qu’il ne quittera plus, passant par tous les plus grands titres de la presse égyptienne. On raconte même que nombre de lecteurs choisissaient le vendredi de lire Al-Ahram à l’envers, pour commencer par la dernière page, là où figurait sa chronique hebdomadaire, « Mawaqef » (مواقف : attitudes, points de vue) !
Au tout début de sa carrière, Anis Mansour peut être considéré comme un « moderniste » : il est de ceux qui firent connaître en Égypte les idées existentialistes (découvertes alors qu’il était correspondant à Paris dans les années 1950) et qui renouvelèrent la pratique journalistique en introduisant des méthodes plus actuelles, notamment à l’occasion d’un célèbre entretien avec le dalaï-lama en 1959. Assez rapidement toutefois, Anis Mansour se détourna du cursus honorum de l’homme de lettres ordinaire. Inlassablement, il se mit à produire à un rythme vertigineux – au risque de quelques plagiats et autres vols littéraires – traductions (il fut le premier traducteur d’Alberto Moravia), œuvres de vulgarisation, récits de voyage, pièces de théâtre, scénarios de feuilleton qui lui gagnèrent un énorme public. Ce dernier, souvent initié par les « morceaux choisis » de l’école à son style remarquablement facile et agréable (كتابة السهل الممتنع : expression intraduisible !), a donné à son œuvre un écho incomparablement supérieur à celui des « grands auteurs » reconnus par l’institution littéraire. Une production dans l’ensemble assez médiocre, voire assez contestable quand Anis Mansour se fit par exemple le chantre d’une sorte de science-fiction aux accents vaguement religieux dans une série d’ouvrages dont les titres sont déjà tout un programme : Esprits et fantômes (أرواح و أشباح), Ceux qui sont venus du ciel (الذين هبطوا من السماء), Ceux qui sont retournés au ciel (الذين عادوا إلى السماء), La malédiction des pharaons (لعنة الفراعنة)…
Comme s’il avait voulu marquer davantage encore sa rupture avec l’institution littéraire, Anis Mansour ne se contenta pas de soutenir les accords de Camp David (à l’image de bien d’autres grandes figures de l’époque, tels Tewfiq El-Hakim et Naguib Mahfouz) mais s’entêta à défendre, envers et contre tous, son ami le président Anouar El-Sadate, y compris longtemps après sa mort. Une fidélité dérangeante, même pour le président Moubarak qui lui aurait suggéré, à en croire le journaliste Salah ‘Issa, de ne pas publier un livre de souvenirs à propos du raïs assassiné.
"Quelles soirées chez 'Aqqad !", souvenirs (parfois un peu venimeux) de Mansour chez son premier mentor, l'homme de lettres Mustafa Al-'Aqqâd
Qu’importe en définitive la disparition de ce monument d’un autre siècle au moment où le monde arabe semble ouvrir une nouvelle page de son histoire ? En quoi cela peut-il bien concerner la jeunesse arabe des réseaux sociaux ? Curieusement, plus qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Il existe ainsi une petite dizaine de groupes « Anis Mansour » sur Facebook, dont le plus important réunit plus de 150 000 « amis »…
Rien que pour cela, la disparition d’Anis Mansour ne peut pas passer tout à fait inaperçue !