Giovani Bellini, la vierge grecque, 1460, Pinacothèque de Bréra, Milan.
Le tableau est de taille modeste, peint à l’huile sur bois. Il représente sobrement une mère à l’enfant. On reconnaît aisément la touche tardive de Bellini, le velouté des contours et la délicatesse des teintes qui le rapprochent de Giorgione et de Titien dont il a été le maître et qui l’auront influencé en retour. La vierge, tête baissée, le visage triste retient l’enfant qui se tient debout en équilibre sur ses genoux. Il a l’air triste lui aussi, tient dans sa main gauche quelque chose qui s’apparente à une pomme. Son pied droit se pose sur le bord du tableau comme sur un bord de fenêtre, une fine bande grise en partie basse jouant le relais avec l’encadrement. Par ce geste pourrait se manifester le passage d’un monde à un autre, le sacré se faisant cher parmi les hommes, une tension de l’image au bord de l’incarnation. Souvent la volonté de figurer cette illusion spatiale de l’image faisant corps ou sortant d’elle même pour aborder au monde. Et Bellini en est à cette époque un des maîtres ses figures se décollant du fond avec une impression de volume saisissante . Les vêtements de la vierge sont d’une teinte sombre et son visage, ses mains qui enserrent l’enfant, comme l’enfant lui-même se détachent de ce fond avec un effet de contraste semblable à ceux que l’on retrouvera bien plus tard dans les peintures du Caravage. Cet effet expressif est accentué par le fait que la figure de la vierge est elle-même prise dans un rectangle vertical de couleur semblable, avec lequel elle fait corps. Cependant le fond entier n’est pas réduit à cette teinte sombre, presque noire, englobant l’habit de la vierge et duquel pointeraient comme des signes les visages et les mains depuis une nuit sans fond. Demeurent de part et d’autre et en haut une bande gris vert qui constitue le fond réel devant lequel pend le rectangle sombre, légèrement plissé, infléchissant une corde fine tracée d’une terre rouge. L’ensemble est d’une compacité éloquente en même temps que d’une grande simplicité qui confine à l’épure. L’élaboration narrative s’estompe à la faveur de l’expression d’une pure présence. Les visages, la douceur des traits, la position des corps sont extrêmement touchants ; se dégage de l’ensemble une impression d’intimité, de proximité physique invitant à l’empathie, à la compassion. Ce morceau de tissus pendu derrière la vierge n’y est pas étranger : il rapproche le fond, isolant la scène en même temps qu’il donne son équilibre à la composition. On a vu parfois le trône avec son haut dossier faire le même office ou presque, appuyant la figure en même temps que de donner à l’ensemble une certaine verticalité quand les courbes et les plis auraient manqué à dresser une forme claire, structurée. Et parfois l’on retrouve pendu derrière le trône en manière de cloison de semblables ornements tendus sur une barre de traverse en dessous d’une voute. Ici c’est différent, nulle voute abritant la scène, par de barre solide sur laquelle serait tendue une tenture d’ornement. Un simple fil, courbant sous le poids d’un simple drap sombre, sans ornement, négligemment posé comme on punaise des draps aux murs pour isoler du fond celui qui prend la pose dans un studio photo. Drap de mise en scène qu’un cadrage trop large dévoile (ou qu’un cadrage trop resserré dénonce), il constitue l’unique élément de décor. Détail qui transporte la scène sacrée dans une réalité ordinaire et concoure à lui donner cette impression d’intimité. En fait il fait l’effet de créer un lieu particulier dans l’espace du tableau ; un lieu qui n’est pas l’absolument sacré et distant d’un fond uni ou d’une architecture close mais qui jouerait plutôt comme lieu de la confidence avec celui qui regarde. Bien sûr on pense au voile de Véronique, le rectangle faisant l’effet de dresser les figures comme se dresserait l’image sacrée, dans son évidence mimétique et dans l’abîme qu’elle creuse au sein des questions de la représentation. On revoit ces petits formats cadrant le suaire au plus serré, ne laissant voir au bord qu’un morceau de mur pour l’appuyer ou deux mains le pinçant aux angles supérieur pour brandir l’impression de la sainte face. Là aussi l’image nous est tendue depuis un fond pour se poser au plus près du regard en une image d’abord, puis en une évidence, empruntant la dynamique de la révélation.Giovani Bellini, la vierge et l'enfant bénissant dans un paysage, 1510, Pinacothèque de Bréra, Milan.
Non loin, une autre vierge de Bellini intrigue pour d’autres singularités. Le tableau est cette fois-ci de format horizontal et étale à l’arrière plan un paysage paisible. La vierge à l’enfant occupe naturellement la partie centrale, découpant le tableau verticalement en trois parties égales. Elle se retrouve de fait encadrée symétriquement par le paysage. Derrière elle, l’isolant du décor, on retrouve un tissu vert pendu verticalement, constante dans les retables de l’école vénitienne, rejoignant le bord supérieur du tableau et portant la trace d’un pliage rectiligne. Nul trône, nulle architecture ni baldaquin. Le cadrage semble tout à fait inhabituel en ce qu’il coupe tout élément de repère intermédiaire entre la figure et le fond et toute assise, la vierge, cadrée juste en dessous de la ceinture flottant littéralement au devant du paysage. Là encore deux lieux semblent juxtaposés dans le même espace iconique. Là encore, et peut-être plus radicalement, s’impose l’évidence d’un hors-champ. Le tissu auquel s’adosse la vierge est bien tendu à quelque chose, et l’on s’imagine les colonnes, la voute et le tirant de métal accueillant souvent éclairage ou rideaux. La vierge elle-même est assise sur quelque chose qui l’accueille et qui l’élève. Pourtant, de tout cela rien n’est montré. De tout cela, la madone est abstraite. Tout est retenu hors du regard comme le ferait un effet de zoom isolant un détail et le plaquant de manière surréelle à un lointain. L’expérience visuelle en est étonnante, l’œil s’aspirant dans le lointain étagé du paysage et butant tandis qu’il le parcoure sur la figure sacrée apparaissant au plus près, trop près pour qu’on la saisisse en entier. On ferait presque un mouvement de recul, espérant récupérer un premier plan entier, un muret ou un autre élément d’architecture circonscrivant le paysage, l’isolant dans son lointain. Dans ces mises en scène du regard, le sacré apparaît comme une compossibilité paradoxale de lieux que les corps figurés traversent ou rejoignent. Vierge et enfant se tenant à l’équilibre sous le regard, dans l’espace de la visibilité, c’est-à-dire entre le lointain et l’en soi, entre l’extérieur du monde et l’intérieur obscur en lequel semble s’accueillir les images du monde. C’est par la fascination d’une vision toujours au seuil d’elle même et toujours recommencée que le sacré s’atteint.