Les anciens faisaient de la passivité le pivot de l’oraison. Tu lui préféreras le terme de réceptivité. Il résonne mieux aujourd’hui, plus proche de cette veille qu’est la prière, cet engagement de tout l’être, corps, âme et esprit, par une sorte d’acte nu, ou plutôt de nudité, de pureté de l’acte à sa racine intérieure, dans un effort passif, ou une passivité soutenue, vibrante, intense, déployant dans le plus grand silence une hypersensitivité, une hyperactivité même, une industrie des plus subtiles, une prodigieuse distillerie de l’invisible.
Durant de longues années, j’ai prié devant le saint-sacrement en fixant la petite veilleuse comme un phare dans la nuit, comme la lueur incertaine d’un rivage encore bien lointain, la palpitation vacillante d’un cœur jamais atteint – jusqu’à ce qu’elle finisse par s’éteindre, définitivement ; jusqu’à ce qu’elle s’allume en moi, d’une flamme d’abord faible, puis de plus en plus haute ; jusqu’à ce que je la devienne.
C’est cela même une vie de prière. Et de quelle huile brûlerions-nous ? La présence n’a pas besoin de faire beaucoup de bruit ni prendre beaucoup de place. Elle respire, elle palpite, doucement elle rayonne à partir d’un foyer infime, comme au fond du sanctuaire où brûle la petite veilleuse rouge, pas plus grosse qu’une étoile vacillante dans le ciel nocturne, mais si vivante, si proche de ce que tu peux ressentir en toi-même.
Un jour tu comprendras combien cette présence demeure suspendue aux battements de ton cœur. Par l’entremise de la petite flamme, elle t’appelle d’une voix si faible que tu ne lui prêtes aucune attention, parce que tu ne sais pas encore que le plus précieux est en même temps le plus fragile. Cependant, ne te méprends pas, cette présence nous visite seulement, jamais elle ne se laisse prendre. C’est dans l’abandon le plus total, dans le vide, dans la chute, que l’on découvre l’assise la plus ferme. La présence se révèle alors même qu’on a tout perdu. Comme dans le cœur des pèlerins d’Emmaüs, au moment extrême où elle nous échappe nous en avons la plus grande certitude. Sa substance tient tout entière dans sa volatilité, cette sorte de prégnance invisible, d’insistance légère, sans poids, sans marque, sans attache.
Parce qu’il se dérobe, parce qu’il échappe à nos prises habituelles, le silence, sans figure ni matière, se manifeste toujours s’évanouissant, toujours s’approchant, comme si cette proximité ne pouvait avoir de fin. Il semble disparaître plus qu’il n’apparaît mais, en réalité, il vient, il ne cesse de venir, de l’intérieur, de l’absence qui prend vie, fuyant pour mieux nous toucher, présence immense qui se donne en se retirant, dans l’éloignement le plus intime qui soit, là où il n’y a rien à saisir parce qu’il n’y a plus rien qui puisse saisir. Le sentiment de l’être n’est paradoxalement jamais aussi fort.
Je t’invite à y entrer avec douceur, patiemment. Si la traversée du silence n’aboutit qu’au moment où l’on décroche de soi-même, néanmoins on ne le décide pas. Il donne son fruit, il accomplit son travail, qui justement reste silencieux. C’est alors que tout s’ouvre, que la prière elle-même devient espace. Tu n’as pas bougé, et cependant tu t’éveilles à mille lieues de ton point de départ, comme projeté, propulsé. À moins que ce ne soit toi qui t’ouvres comme un bouton, libérant un parfum d’infini, dans lequel ta prière se prolonge.
Source : La Vie
Philippe Mac Leod est écrivain et a publié plusieurs recueils de poésie. Son dernier ouvrage, Sens et beauté, est paru aux éditions Ad Solem.