L’écrivain ne maîtrise pas toujours le destin de ses livres. Ainsi, Alexandre Dumas pensait que son Grand dictionnaire de cuisine viendrait couronner son œuvre ; il voyait dans cet essai gourmand, drôle, rempli d’anecdotes et de souvenirs autant que de recettes et de définitions, son meilleur ouvrage. Or, ce monument gastronomique, considéré comme une bible par de nombreux chefs, reste encore inconnu du grand public (et même, hélas, de quelques dix-neuvièmistes…). Il convenait donc de réparer cette injustice.
En avril 2009, j’avais annoncé dans ces colonnes la publication d’une version abrégée de ce livre étonnant que j’avais eu le bonheur de préfacer (on trouvera l’article en suivant ce lien), sous le titre Mon Dictionnaire de cuisine (Bartillat, collection Omnia, 670 pages, 14 €). Un second tirage vient de sortir en librairie, qui ne diffère du premier que par la couverture. Mais quelle couverture ! Si la précédente présentait un portrait charge de l’auteur des Trois Mousquetaires devant ses fourneaux, la nouvelle reprend une illustration anonyme pour une carte de 1909, plus en adéquation sans doute avec la truculence du texte. Gaie, colorée, un peu dans le goût d’Albert Guillaume, cette gravure montre une perdrix en majesté, saluée par deux choux plutôt joyeux – une image franchement apéritive et bienvenue dans cet automne propice à la cuisine du gibier. Les couleurs vives, acidulées, et le graphisme animalier rappellent aussi le réjouissant clip qui fut longtemps diffusé en interlude sur Antenne 2 à partir de 1974, pour accompagner la chanson Love is all de Roger Glover, tirée de son album Butterfly ball.
Curieusement, la recette de la perdrix au chou est absente de Mon Dictionnaire de cuisine qui en comporte pourtant beaucoup. On la retrouve toutefois dans l’édition originale du Grand Dictionnaire de cuisine de Dumas (1873) sous deux variantes : « à la ménagère » (empruntée au Dictionnaire général de la cuisine française ancienne et moderne de Cousin de Courchamps, ouvrage qui lui servit souvent de source) et « en chartreuse ». Il s’agissait, il est vrai, d’un grand classique de la gastronomie que le célèbre Véry (voisin du Véfour, rue de Beaujolais) affichait déjà à sa carte de 1814 au prix de 4 francs. Quant au baron Brisse, il ne manqua pas d’inclure ce plat en date du 29 septembre 1867 de son Calendrier gastronomique (Les 365 menus du baron Brisse, un menu par jour), destiné à suppléer le manque d’imagination des cuisinières bourgeoises de son temps. Ce menu du dimanche se composait alors d’un potage purée de haricot, de cabillaud à la béchamel, de perdrix au chou, de filet de bœuf rôti, de cardons au gratin et de choux à la crème…
Les temps ont changé, les menus se sont allégés, notamment après la seconde guerre mondiale, mais la perdrix au chou demeure une référence pour les gourmets de gibier. Il en existe presque autant de recettes que de cuisiniers professionnels ou amateurs. Je livre ici la mienne, mais avec d’autant plus de modestie que je ne me risquerai jamais à rivaliser avec le grand Dumas !
Prenez une perdrix par personne qui aura été plumée, vidée, passée à la flamme et bridée (sans barde) par votre volailler. Dans une cocotte en fonte, versez à proportion égale un peu d’huile d’olive et d’huile de tournesol (la seconde évitant à la première de craquer sous l’effet de la chaleur). Faites revenir les perdrix sur toutes les faces. Lorsqu’elles ont pris une belle couleur, réservez-les dans un plat et éliminez le reliquat d’huile.
Prenez un beau chou de Milan ; ôtez les feuilles externes trop vertes, effeuillez-le, coupez les côtes trop larges et faites blanchir les feuilles quelques minutes dans de l’eau bouillante salée. Rafraîchissez et laissez bien égoutter.
Foncez la cocotte avec une partie du chou, posez-y les perdrix, couvrez-les du reste du chou, ajoutez un bouquet garni et mouillez avec une bouteille de vin blanc qui ne soit pas trop sec (un chardonnay, un Mâcon village ou un Viré-Clessé, par exemple, conviennent très bien). Ajoutez une saucisse de Morteau ou, à défaut, un beau morceau de poitrine fumée. Salez et poivrez à votre convenance, laissez cuire à feu doux. Prévoir un temps de cuisson d’environ une heure, mais celui-ci dépend de l’âge des oiseaux, qu’il est difficile d’estimer ; on pourra toujours vérifier la cuisson en piquant la chair avec la pointe d’un couteau. Débridez les perdrix ; dans chaque assiette, placez une perdrix et une belle tranche de Morteau sur un lit de feuilles de chou, arrosez généreusement de jus de cuisson et servez.
A défaut de perdrix, un faisan fera très bien l’affaire et, hors de la saison de chasse, une pintade que l’on pourra, selon le goût, laisser un peu faisander. Un bourgogne blanc conviendra pour accompagner ce plat.
Illustration : Alexandre Dumas, photographie par Carjat.