Mon "écrivain du mois", au bar du célèbre "Manteca" à Cadix (DR)
Je tiens de source sûre que l’homme est très élégant, blagueur, sanguin bien sûr, mais épatant. Arturo Pérez-Reverte est aussi, surtout – et ça ses lecteurs le savent comme moi – un excellent écrivain qui sait vous embarquer dans de grandes et intelligentes aventures. Capes et épées quand il s’agit du Capitaine Alatriste, bâteaux sans nom, intrigues bibliophiles ou guerres historiques… Son dernier roman, Cadix ou la Diagonale du fou, est un peu tout ça à la fois et c’est, en un mot, génial. Mais au lieu de vous le présenter, une fois n’est pas coutume (et ce n’est pas par paresse !), je partage ici un reportage écrit par une sympathique journaliste, cette susdite source sûre, qui vous en parlera aussi bien que moi.
En exclusivité pour « Le Figaro Magazine », le grand romancier espagnol nous fait visiter les rues de Cadix, où se situe l’action de son nouveau roman.
« Capitán Alatriste! » « Señor Escritor! »… A Cadix, Arturo Pérez-Reverte est un héros. Quand ils le voient, les mosiù, les petites dames et les jeunettes le saluent ou viennent l’embrasser. Comme pour le remercier d’avoir planté dans leur ville le décor de son nouveau roman, qui se situe au moment de l’invasion napoléonienne. La ville, depuis 1811, n’a du reste guère changé. Sous un soleil radieux, on aperçoit, au-delà du port au nord, la rive du Trocadero : «C’est de là que les Français envoyaient leurs bombes», souligne l’écrivain. Puis, longeant la côte jusqu’au sud-ouest, apparaît le fort de Santa Catalina, haut lieu de duels. Il jouxte la belle plage de la Caleta où noçaient les Gaditans (habitants de Cadix) pendant le siège. Une chance, la brise est douce, car ici soufflent le levant et le sirocco qui rend fou. «Cadix est comme un bateau de pierre au milieu de la mer, soumis à tous les vents. Mais c’est un cuirassé, riche de forts et de murailles, au milieu de tempêtes réelles ou imaginaires.»
La plage de la Caleta, où les Gaditans nocent toujours (mais autrement) DR
Dans Cadix, ou la diagonale du fou, tandis que les Gaditans reçoivent des bombes françaises et mènent leurs riches affaires maritimes avec l’Amérique, le commissaire Tizón enquête sur une série de meurtres de jeunes filles, la négociante Lolita Palma surveille ses navires marchands, le marin Pepe Lobo échappe à une felouque corsaire, le saunier Mojarra se débrouille, l’artilleur Desfosseux calcule la portée de ses projectiles, les députés ferraillent autour d’une nouvelle Constitution… Autant d’histoires que l’auteur développe avec gourmandise dans un livre polyphonique : «Roman historique, polar, livre d’espionnage, d’amour, maritime: j’y ai mis tous mes plaisirs, en tant qu’écrivain et en tant que lecteur.» Contrairement à certains de ses contemporains installés, Pérez-Reverte ne s’économise pas. C’est avec un luxe de détails en artillerie, navigation, costumes, politique, qu’il fait évoluer ses personnages éminemment romanesques, mais pas forcément romantiques. «Tous ces gens ont existé. Même ce Mojarra, l’un de ces hommes du peuple qui paient toujours le prix sans jamais tirer profit.» L’œuvre a requis deux ans de travail et «toute une vie d’expériences. J’arrive à l’imagination par la mémoire. Quand je parle de torture, d’odeur de cadavre, d’hôpital, ce n’est pas de la littérature, ça ne vient pas de Dumas: je l’ai vécu.»
L’ex-reporter de guerre s’est aussi inspiré d’histoires familiales, invoquant (comme dans Le Hussard) son ancêtre soldat à Waterloo ou sa grand-mère botaniste, dissimulée sous les traits de la superbe Lolita Palma. A l’instar d’Olvido dans Le Peintre de batailles ou de Teresa dans La Reine du Sud (dont l’adaptation télé connaît un immense succès outre-Atlantique), Lolita n’est ni ange victime ni démon coupable, chose notable dans la littérature hispanique. « On a tout dit sur l’homme mais aussi sur la femme de type Karenine ou Bovary. On n’a pas tout écrit sur la femme du XXIe siècle… »
Fenêtres et façades de Cadix (la preuve en images). DR.
Suite de la visite, au pas de course, à travers les petites rues piétonnes. « Le tracé date du XVIIIe siècle. Cette ville très rationnelle, si systématique, m’a donné de grandes possibilités narratives: l’échiquier, la géométrie… » On traverse la place du Mentidero où, avec matelas et chansons, les habitants passaient la nuit à l’abri des bombes. Après quelques diagonales, voici celle de San Francisco, résidence de Lolita Palma. « Les gens vivaient bien à l’époque. Malgré le siège, ils n’avaient pas faim, contrairement aux Français ! Je me sens bien ici, je me balade, j’imagine les personnages, leur vie… Me promener avec mon roman dans la tête était un plaisir irrésistible. » Façades colorées, blanches fenêtres ouvertes… « Là-haut, c’est l’un de ces miradors où les commerçants guettaient l’arrivée des bateaux. » Beaux symboles de cette puissance au XIXe siècle. « Cadix n’avait pas l’air espagnol: ici, la bourgeoisie était riche et cultivée, l’Eglise et la monarchie n’y avaient que peu de poids. C’est l’Espagne que j’aurais voulue et qui n’a pu advenir. Car au lieu que Cadix illumine le reste du pays, c’est le reste du pays qui a contaminé Cadix. Et quand le commerce des Amériques s’est effondré, ce fut la fin de cette société libérale et progressiste, au profit d’une Espagne noire et obscure. Nous sommes la conséquence de cette histoire. »
Le regret est perceptible dans le roman : « Le pays est resté entre les mains de l’Eglise la plus réactionnaire d’Europe, de rois stupides et incapables, de ministres corrompus, d’une aristocratie oisive. Ici, la secousse sociale et politique des Lumières n’a jamais pu se faire, et ces gens sont toujours là. »
« Zapatero gouverne comme un imbécile »
Pas tendre, le célèbre Ibère tire régulièrement à boulets rouges sur la classe politique espagnole. Tel ce ministre « qui n’a pas de couilles » ou, ce mois-ci, José Luis Zapatero, qualifié ni plus ni moins d’« imbécile ». « Si un canard se déplace comme un canard, a des plumes de canard, un bec de canard, c’est un canard, non? Si quel qu’un gouverne comme un imbécile, sourit comme un imbécile, est imbécile, alors c’est un imbécile, non? » L’écrivain se fiche de son image… « Agressive ? Je peux me le permettre car je ne dépends de rien d’officiel (il est néanmoins membre de l’Académie royale espagnole, ndlr). Mes lecteurs ont fait de moi un homme libre. S’il y avait une guerre civile, je me ferais fusiller d’un côté comme de l’autre. »
Comme son auteur et comme dans ses œuvres précédentes, Cadix, ou la diagonale du fou exhale un singulier désenchantement. «Du temps de mon héroïne Lolita Palma, il y avait encore des révolutions à mener, des changements à expérimenter. Mais le XXesiècle a été la déroute de tous ces combats. On sait aujourd’hui que le monde qui vient ne sera pas meilleur, il sera même pire. C’est maintenant que les véritables barbares arrivent…» Et d’ajouter qu’il n’est pas un pessimiste, mais « un réaliste très bien informé ». L’éducation, sans doute. « J’ai été élevé avec beaucoup de soin: chaque pas, chaque tableau, chaque idée disait que mon père était l’Europe, ma mère, la Méditerranée, et la langue savante, le français. Je me suis préparé à un monde qui n’allait plus exister! »
Seule demeure la grande bibliothèque : « Avec mes frères et mes cousins, on jouait à la bataille en utilisant les livres empilés comme des barricades, ce qui rendait fou mon grand-père… Mais ces centaines d’ouvrages! Dumas, Scott, Hugo! » Il possède aujourd’hui 30 000 volumes, parmi lesquels il pense un jour s’enfermer. « Clac clac clac clac! » On entend alors l’une de ces onomatopées qu’il emploie souvent à l’écrit. « Quand je serai très vieux, je clouerai les portes, préparerai des bouteilles de vin, de la lumière, et je dirai: « Allez tous au diable! » » Mais puisqu’il n’y a plus d’espoir, pourquoi ne pas se retirer maintenant ? « Ah non! D’abord parce que je gagne de l’argent! (rires) Plus sérieusement: j’ai encore tant à faire. Chaque livre est une nouvelle aventure, c’est recommencer ou multiplier ma vie par mille. Mais quand je serai « épuisé » (en français dans le texte, ndlr), ce sera terminé. Le bateau m’aide beaucoup: quand je n’en peux plus, je prends mon voilier et pars naviguer sur la Méditerranée. Je passe vingt jours en mer, je reviens et je reprends mes activités. Mais le jour où même le bateau ne parviendra plus à me consoler, je m’isolerai. »
L’heure n’a pas encore sonné. Bientôt arrivera en France le septième volume du Capitaine Alatriste, et d’autres suivront. On le revoit devant le château de San Sebastián au petit matin, à la pointe sud du rocher. Assis face au bleu, comme lorsqu’il était enfant à Cartagena, avec ses livres au bord de l’eau, El Capitán regarde au loin : il a encore d’autres rivages à atteindre.
ANNE DE SAINT-AMAND
Cadix, ou la diagonale du fou, Seuil, 764p., 23€. Traduit de l’espagnol par François Maspero.Source : lefigaro.fr
- A lire aussi, deux mes préférés : Le peintre de batailles (dont l’action ne se situe pas au Siècle d’or mais au vingtième), et La peau du tambour, excellent polar où Seville est sublime, et le Vatican plein de brigands. Aussi, bien sûr, toute la série des Alatriste, dans lesquels on croise Quevedo, Velasquez et autres plaisantins du temps de l’Empire espagnol. Bon, on peut lire tous ses livres…
Ps. Maintenant que je viens de trouver l’encre noire (sic), j’informe que les prochains articles seront publiés dans cette teinte nettement plus confortable à l’œil.