L’enfermement
Maman, maman, je préfère à mes jeux fous,
Maman, maman, demeurer sur tes genoux,
Et, sans un mot dire, entendre tes refrains charmants… (Maman, Papa)
L’enfant s’endort sur une berceuse. Il a fermé les yeux mais il n’y a pas de paupières pour les oreilles et la voix de la mère napolitaine caresse ce lieu du cerveau, où, malgré le corps ankylosé, les notes pénètrent encore. C’est du soprano pur, de l’a capella qui se balance dans les aigus et redescend à l’endroit où il avait commencé. Le moment voluptueux fait oublier les frustrations du jour, ramène à l’antan, au jadis, à ce « il était une fois », une seule fois, où, protégé de tout, il dormait en grandissant dans le corps chaud de cette voix aiguë qui fut des mois durant sa grotte primitive, la cache première, le village aux joies perpétuelles, le seul espace où amour et toujours riment vraiment.
Le présommeil rejoue tous les soirs le petit secret précieux du paradis d’avant. Lorsqu’il était là-bas, dedans, la voix lui parvenait plus proche dans ses vibrations et curieusement plus lointaine. Il s’y mêlait des craquements, des bruits du corps, trop près pour qu’il puisse percevoir les sons avec cette pureté qui lui fait tant de bien depuis qu’il est au monde. Il a fallu qu’il sorte du corps de sa mère, qu’il subisse des milliers de petites tragédies tout le jour pour que cette voix lui soit plus proche encore. Il est désormais coupé d’elle et c’est cette distance qui la rend entièrement présente.
Il faut des frustrations pour que la consolation ait un sens. Or, la vie qui vient, développe sous ses sens hésitants quantité de chausse-trappes qui font mal ; surtout, quelqu’un, une autre voix, toute différente, issue d’un corps immense et noueux, enfonce le petit homme dans des rêveries noires ; c’est son père et le petit pense aussitôt : « Un jour, moi aussi, j’aurai cette voix. »
Le maçon de Sète élève des murs et des fermes qui enclosent les cours, assurant intimité et protection. C’est le roi de l’ombre bienfaisante, le maître des pierres qui séparent l’un de l’autre, le dieu tout-puissant qui dit que chacun a droit à son espace, à son petit moi bien protégé, où librement tous les mots peuvent être dits. On dirait déjà une définition de la chanson telle que l’entend Brassens, le fils. Mais la voix du père fait trembler la maison. Elle a cette ambiguïté terrible qui veut que ce qui protège peut être ce qui tue : le grave a toujours ce double sens. Le père, heureusement, s’absente toute la journée, laissant la mère, la sœur aînée et l’enfant seuls dans la maison qu’il a construite de ses mains.
Sa croissance se fait sous la lumière de la Méditerranée. Le foyer s’emplit des voix aiguës de ce trio fabuleux qui ressasse les chansons que la radio déverse sur eux. Bien vite, l’enfant scande contre les murs et les portes les rythmes qui débordent et vont rejoindre le grincement universel des cigales régulières. Les deux femmes l’aident à faire ses premiers pas sur des valses rengaines où les articulations ne sont pas encore un sens, mais un solfège français plein de syllabes italiennes et de r roulés comme le corps au fond des draps à l’heure de la sieste, quand on clôt les persiennes sur la lumière trop éclatante.
Entre deux chansons, il n’y a que du vide. Alors, l’enfant s’enfuit dans les rues, s’arrête à l’endroit où le soleil s’en vient trembler contre la mer. On ne peut plus bleu, plus insaisissable. Aucun mot ne vient faire face à cette immense présence neutre que les poètes seuls savent faire chanter dans un oubli de mots qui masque l’inconnu. Plein des interrogations noires de la mer la plus antique, le petit homme revient en courant dans les murs où les chansons des femmes ont déjà repris.
Dehors il y a des cris, des coups ; et les rues en désordre l’emplissent du regret d’avoir quitté le paradis des murs. Parfois, d’autres enfants viennent lui offrir un écho rassurant : des regards, des rires, des grossièretés le libèrent de l’angoisse de la mer qui s’avance avec sa voix grave. À la maison désormais, il recopie avec les femmes dans des cahiers de brouillon les paroles des chansons entendues à la radio. La magie des lettres s’ordonne soudain en un sens qui pénètre sa raison, ouvre les portes de son esprit. De cette écriture ronde, imitée des recopiages féminins et qui ne le quittera plus, il trace pleins et déliés comme on s’empare du monde. Les paroles ne s’envolent plus ! Sous la sergent-major éclate la nostalgie répétée des amours perdues et des joies retrouvées. Il s’émerveille des rimes, de ce qu’il ne comprend pas et qui le ravit plus que tout, à cause de l’énigme qui ressemble tant au futur de sa propre existence. Pourtant, à la fin, l’enfant est déçu quand il contemple le texte froidement posé : quelque chose est mort, quelque chose manque ; c’est la voix, c’est le souffle, la musique et la vie. Il faut beaucoup d’imagination pour que ces caractères bleus comme la mer, deviennent les psaumes laïques qui emplissent sa tête d’enfant. Il y a sur le papier un effet de pierre tombale, d’inscription distanciée où la déprise de soi le fait soupirer, regretter déjà le moment où il ne comprenait rien du tout. Ainsi va-t-il apprendre cet aller et retour de la voix vers l’écrit, de la vie vers la mort, pour qu’ensuite, une fois dépassée, la mort soit oubliée dans les folies de la voix ; car dès que le trio se remet à chanter, le sens s’en va, laissant place à une mélodie bien connue, suite de consonnes et de voyelles qui forme un espace protégé plein des rêves enroulés dans les cordes vocales. La mémoire engrange sans difficulté le trésor de son enfance ; inutile de repasser sur le glacé du cahier. C’est ainsi qu’il va devenir, avant même d’être chanteur, la mémoire vive de la chanson française. C’est que sa mémoire n’est pas là où l’on croit, dans cet endroit faillible du crâne ; il sait les paroles et la musique « par cœur », c’est-à-dire qu’il les garde là, à gauche, sous sa chemise, en ce lieu où la mère des muses a sa vraie demeure.
Lorsque la rupture vient, l’unisson perdu avec le soprano des femmes le frappe d’un deuil inconsolable. Le texte écrit l’avait prévenu, et le roulement incessant de la mer et l’unique cordeau des cigales, mais il était si insoucieux des horizons… Il est vraiment seul comme son père. Sa grosse voix le trouble, il ne s’en arrange pas, car c’est l’annonce qu’il va devoir se taire et travailler. Sa gorge se noue, refuse, il ne veut pas des murs qui font les prisons et les écoles, il dit non au gâchis du ciment, aux bras qui s’usent à vivre pour les autres, alors qu’il est déjà tellement difficile de marcher et de porter un corps grandi si vite.
Il faut dire ici l’absence de voix, ce chaos qui, pour les Grecs (ses voisins en Méditerranée), signifie : ouverture des lèvres. C’est là qu’il se débat, adolescent d’après cette première guerre mondiale si répugnante, tellement ignoble, et dont les oriflammes ont brûlé les espérances du progrès annoncé. Lilas et amandiers reviennent triompher à chaque printemps, mais la voix vire à l’angoisse, et Brassens se leste d’un idéalisme large, embrassant, où les mots mal posés progressent vers le vide. Comment retrouver les joies d’antan ? Le grave qui vient parle du pain noir, d’un pas qui fait trop craquer le plancher pour qu’il reste dans la maison de Sète. Contre le suraigu des oiseaux et des femmes qui énoncent l’orbe des planètes et l’appartenance à la chaîne continue des êtres, il doit accepter seul la nuit qui s’accroche à ses cordes vocales. Quelque chose s’est distendu sans qu’il y prenne garde : c’est la mort en trompe bouchée qui vient faire ses effets au larynx, là où les syllabes ont leur source. Il doit s’arracher à sa première nature, on attend de lui qu’il s’empare du monde, mais il ne veut pas, il ne peut pas, il refuse la perte de l’aigu : c’est la révolte absolue.
Il n’y a plus d’avant, dit la voix. Qu’importe, il empruntera un détour. Puisqu’on lui a volé son paradis, il va se faire voleur. Il vole des bagatelles. Mais voici les gendarmes, le juge, la loi : l’horreur ! Alors il quitte Sète à l’instant où le pays s’engage vers la deuxième guerre mondiale. Réfugié chez Jeanne, après le bref intermède du STO, il survit dix ans dans l’Impasse.
C’est un temps de latence où la voix se cherche entre les chats, les chiens, le perroquet, la cane et surtout les centaines de livres qu’il emprunte à la bibliothèque. De Gustave Nadaud à Nietzsche en passant par Platon et Francis Jammes, il dévore sans relâche, écrit des poèmes à foison et des articles vengeurs dans Le Libertaire. Aussi longtemps qu’il ne renonce pas à la poésie et au refus de toute contrainte, il erre sans se décourager. Tous les témoignages concordent : il est persuadé qu’il va réussir quelque chose. À trente ans il est toujours chez Jeanne, mendiant ici ou là son pain auprès d’amis indéfectibles, mais il reste ferme sur son principe : tout, sauf ce qui peut l’entraver.
L’écriture, les noirs caractères, miment son deuil. Sa belle voix est morte, il ne parvient pas à aimer ses sons rauques et c’est pourquoi il se tait, lit et parle par le biais de petits vers dont il se doute peu à peu qu’ils ne sont pas inaltérables. On a affaire ici au grand mutisme des gars, simplement Brassens le prolonge parce qu’il ne l’accepte pas. Son seul vrai dialogue l’emmène chez les anciens, car il doit accepter la mort du soprano pour devenir ce qu’il est. On l’imagine allant de la table au lit, ou penché sur la cuisinière à la recherche des rimes et des raisons, le pas lourd, le ventre creux, murmurant des imprécations dont les articles du Libertaire sont les échos.
Un jour il brûle tout. Restent les chansons qui plaisent à Jeanne et à quelques autres. Il synthétise ; sa volonté est maintenant tendue vers un but : associer ces grands noms qui l’aident à vivre à son enfance embuée de rengaines. C’est le choc de deux mondes, de l’ancien et du nouveau, des livres et du parler-chanter, qui va faire sa fortune. Sa révolte dynamise l’impossible tâche ; il prend tout de biais, il ironise et les mots viennent avec la musique. C’est un travail d’athlète, mais il est costaud et sa résignation (ainsi il ne sera pas poète) au lieu de le bloquer lui donne des ailes. C’est ainsi qu’il ne renie rien, ni les livres, ni le soprano, ni le grave, ni la vie : la chanson, c’est tout cela à la fois.
La rude loi des rimes et des syllabes comptées permet de brider l’imagination : c’est une pièce de langage, aussi étroite que les quelques mètres carrés de l’Impasse qui ressemblent eux-mêmes tellement à la maison de Sète. Dans ses chansons, pas de paysages, pas de « jeunes années qui courent dans la montagne », pas de « plat pays qui est le (s)ien » ; mais pas d’enfants non plus qui diraient la pureté du futur ; non, c’est un monde imaginaire, monde intérieur grouillant de mots lus, entendus, dits ou chantés. C’est donc essentiellement un univers de personnages ou d’idées, mots que l’imagination habille.
Une chanson, c’est l’intérieur de la pipe aux parois dures d’où s’élève une fumée, c’est un nom de femme ou d’homme autour duquel les mots se cristallisent, c’est une goutte de citron ironique qui fait prendre la mayonnaise des rengaines, c’est l’intérieur construit pas son père, c’est un arbre auprès duquel on rassemble l’antan, c’est une fable qui dévaste les valeurs : c’est, en bref, un monde d’autant plus universel qu’il puise dans la vérité de son expérience si particulière.
Associant les deux arts majeurs, musique et poésie, dans cet art mineur et tellement obsédant, il s’enclot, il trace des cercles autour de lui à la fois pour s’exprimer (il faut bien un jour parler de sa vraie voix) et pour se protéger. C’est la perfection des mots et la qualité des mélodies qui fera passer sa voix, si bien que, de ce grave si fragile il fera une vertu, puisque chacun, chaque auditeur, pourra s’entendre à travers elle, à cause de ses à peu près.
Son succès est dû au fait qu’il me touche individuellement. Dans La Mauvaise Réputation, cet homme qui se dit rejeté du village, objet d’une persécution qui va le mener à la pendaison, est curieusement chacun de nous. La malédiction qui le poursuit ressemble furieusement à celle de ses contemporains bousculés, abimés par la paranoïa des villes où l’on se guette, dans un temps effroyable où deux guerres ont montré que le seul moteur véritable des actions humaines est la destruction de l’autre, c’est-à-dire de moi. Mais au lieu d’en faire une apocalypse geignarde, le chanteur en rajoute dans l’ironie. Il ne délivre pas un message, non, il délivre tout simplement. C’est l’exact inverse d’un hymne national ou religieux. Alors que ces deniers tendent à rassembler, à regrouper jusqu’à la fusion illusoire qui conduit aux catastrophes, le chanteur à la voix unique, a contrario de toutes les traditions chantées, s’ébroue dans nos oreilles pour sauver ce qui, après tout, est la dernière poche de résistance : le je, le mauvais sujet qui refuse le on et les conventions ridicules de la communauté. C’est le chant du descellement moderne.
On ne peut imaginer plus athée, plus antisocial que cette Mauvaise Réputation lancée devant, au parterre, là où chacun dans son fauteuil s’identifie séparément au grondeur ironique. Alors que le chanteur traditionnel invite à goûter collectivement ses sucreries à travers les mièvreries du consensus, lui se moque bien de nous relier, et il nous parle à l’endroit où chacun est blessé par les autres. L’enthousiasme qui prend ne déborde pas sur la masse indistincte mais demeure fixé sur l’homme et sa voix. L’absence d’effets est dans cette perspective d’une logique parfaite ; sa timidité le sert ; le chant, de lui vers moi, revient tout droit vers lui, mais lui se dérobe, il ne salue pas, il s’en va dans les coulisses et ne reparaît plus. Il nous délie des rets sociaux par la force du rire, mais il se cache derrière la boîte vide aux cordes d’acier qu’il porte contre son cœur et traîne derrière lui lorsqu’il s’en va.
Le disque qui se glisse à l’intérieur des chambres renforce le tête-à-tête : il est dans la droite ligne de l’objectif Brassens. Seul avec lui, sans lui, chacun est renvoyé à sa solitude, empli des mots qui l’ont libéré. À la fin de nombreuses chansons, la mort vient faire un tour, comme pour dire que ce ne sont que des mots, que cette voix est celle d’un autre, mortel comme moi. La vie est grave et imparfaite comme la voix ; seul, il faut assumer.