Éric Bonnargent : Le mystérieux vice-président du Londres-Louxor affirme la chose suivante : « Quand bien même je serais né en France, quand bien même je serais né dans le huitième arrondissement de Paris (un arrondissement de confiance, haussmannien, résidentiel), on me demanderait encore d’où je suis. Ça vient d’où ce nom, chacune de ces questions ouvrait immédiatement la distance entre l’origine et le présent. » Pourriez-vous faire vôtres ces paroles ?
Jakuta Alikavazovic : C’est un personnage issu de la diaspora qui prononce ces mots : ils relèvent soit d’une intuition soit d’un constat, on ne sait pas. D’ailleurs, le Vice-Président on ne connaît pas son nom : il serait bien trop révélateur. Opaque ici, et « là-bas » un livre ouvert : je crois avoir écrit quelque chose d’approchant ailleurs dans Le Londres-Louxor. Ces propos attirent en revanche l’attention sur l’éventail des origines possibles : « d’où êtes-vous » et « de quelle origine êtes-vous », deux questions bien banales. Mais différentes et souvent confondues. La question de l’origine ne fait qu’ouvrir une série de lignes de fuites. Certains, du fait de leur nom, n’ont pas le loisir de les ignorer. De fait, à l’énoncé d’un nom tel que le mien, la question de l’origine est presque inévitable. Et la réponse attendue n’est évidemment pas « je suis née dans le quatorzième ou le quinzième arrondissement de Paris », comme c’est mon cas. Il y a une incertitude, là où un nom est habituellement garant d’une identité qu’il réalise. Je peux faire miens ces mots dans une certaine mesure : après tout, je ne fais que constater ce qui m’arrive régulièrement. Il y a là quelque chose qui finit par gêner : on se lasse de ne pas simplement « aller de soi ». C’est une impression plus forte à certains moments qu’à d’autres. C’est comme si l’adhésion de soi à soi (du nom à la personne) ne s’effectuait pas de la même façon. La plupart du temps, ces questions n’ont pas lieu d’être : ici, c’est justement le lieu, l’origine, qui fait défaut. Comme s’il y avait quelque chose à expliquer, une distance à résorber, des itinéraires à fournir. D’ailleurs une forme de lassitude s’installe parfois. La question du nom ne fait que cacher la vraie question, qui relève d’un ensemble de choses qu’on pourrait appeler « coefficient d’étrangeté perçue ». La question du nom en elle-même a quelque chose de déplacé, dans tous les sens du terme.
Vous le rappelez à deux reprises : « le siège de Sarajevo a été le plus long de l’Europe moderne ». Il semble pourtant assez oublié et n’inspire guère la littérature. Comment expliquez-vous cette indifférence pour un événement historique aussi important ?
Honnêtement, je n’en sais rien. Peut-être par le fait que cette guerre a très tôt été perçue comme civile. Donc enclose sur elle-même. Une guerre privée ? (je crois cette définition de la guerre d’ex-Yougoslavie comme « civile » a été un point important à l’époque dans les débats sur la légitimité ou pas d’une intervention extérieure). Ou alors par une élasticité tragique des distances, du temps et de la mémoire. Tout le monde aime les belles plages croates – et soudain, ce qui était un pays devient une « zone », se morcelle, et finit par être un confins – même de l’imagination.
Dans vos livres, les références cinématographiques sont nombreuses. Pourtant, dans Le Londres-Louxor, c’est dans un cinéma désaffecté que la diaspora bosniaque trouve refuge. L’oblitération de l’art est permanente : Esme signe des livres qu’elle n’écrit pas et des œuvres d’art disparaissent mystérieusement. Voulez-vous dire que là où l’histoire est trop prégnante, l’art n’est plus possible ?
Au contraire, j’aurais tendance à dire que là où l’histoire joue trop, où il y a trop d’ambiguïtés ou d’incertitudes, l’art s’infiltre – mais d’une façon un peu gauche, qui se contente des brèches et ne peut pas s’accomplir pleinement, qui est partout mais ne « prend » pas. D’où cette indécision entre le faire et le défaire que vous décrivez et qui est un point important du livre à mes yeux.
Bien que Corps volatils soit le titre de votre premier roman, les personnages du Londres-Louxor sont plus volatils encore. Ils sont tous évanescents : Esme cultive l’absence comme un art et le Londres-Louxor semble n’être occupé que par des fantômes. Même Anton, le critique littéraire sûr de lui abandonne peu à peu l’écriture et semble « contaminé » par Esme. Pourquoi cet effacement généralisé ?
C’est une question de marges, de suspens : entre présent et passé, entre ici et ailleurs, il y a une définition qui manque et sans laquelle tout flotte. L’effacement concerne avant tout les repères. Le Londres-Louxor est un roman de l’ouverture et de la possibilité. Que faire du manque d’origine? Celle-ci une fois perdue, la construction ne peut être qu’artificielle. C’est à dire artistique. En cela, c’est un roman de l’indétermination – tout se mélange, le réel et la fiction échangent leurs propriétés. Enfin, c’est le roman d’une mémoire imparfaite. Qu’écrire sur une mémoire presque effacée ? Le Londres-Louxor (le lieu) comme Esme sont avant tout des espaces de projection. Cette contamination des ambigüités, des indécisions, est à mon avis le fruit de l’absence d’origine. Celle-ci déracine tout, met le réel en mouvement à sa suite.
Vous égarez également le lecteur puisque tout commence comme un roman fantastique avant de se transformer en roman policier puis en roman métaphysique.
Oui, à répondre à vos questions je me rends compte que l’ensemble est cohérent dans Le Londres-Louxor. L’indécision sous le signe duquel le livre est placé touche bien sûr aussi au genre. Le prologue tend effectivement des pistes fantastiques – parce qu’il s’agit en premier lieu (comme tous mes livres) d’une hantise. Rien de plus approprié que le vocabulaire fantastique pour transmettre cela. Et puis cela vire au « polar nonchalant » (je ne sais pas quel critique a écrit ça à propos du livre, mais ça m’a plu). En roman métaphysique, je ne sais pas. Je dirais plutôt esthétique. Au sens où les enjeux sont résolus, au bout du compte, par la création d’une esthétique qui dépasse les questions soulevées par le vrai-faux roman policier. Qui n’y répond pas à la lettre, quoi qu’il en soit : ce qu’il y a à découvrir est artistique (est à créer), non factuel.
Le style du Londres-Louxor n’a, à mon sens, plus grand-chose à voir avec celui de Corps volatils. Votre écriture elle-même semble avoir été atteinte par ce syndrome de l’effacement ; elle est plus dépouillée, à la fois dans le vocabulaire et dans la syntaxe. A vous lire, on ressent cet essoufflement qui caractérise tant vos personnages, cette poétique de la mélancolie qui traverse tout le livre. Ce changement de style est-il délibéré ou s’est-il imposé de lui-même pendant la rédaction du roman ?
Corps volatils était un roman d’enfermement : la ligne d’horizon se raccourcissait, se repliait sur les personnages pour les étouffer. C’est un récit hanté par une voix trop présente – celle d’un défunt, d’un écrivain inaccompli – sous laquelle le monde ploie. Disons que dans ce livre-là la contamination dont je parlais plus haut a lieu d’une façon beaucoup plus marquée. La différence tient peut-être à cela : dans Le Londres-Louxor, le pire a déjà eu lieu. C’est un roman après la perte. En ce sens c’est à mes yeux la réponse au roman précédent, une alternative. Je pense que le ton différent des deux livres est à chercher là, dans cette différence qui pour moi est capitale. En tout cas, s’il y a dans Le Londres-Louxor un « syndrome de l’effacement », il découle de l’écriture et non l’inverse. C’est une illusion d’optique de plus que de penser que le style est contaminé par le sujet. Tout découle de l’écriture, elle crée ses propres conditions.
Bien avant la parution du Londres-Louxor était annoncée la sortie d’un roman intitulé L’effet Meissner. Ce projet est-il abandonné ? Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
L’effet Meissner est une espèce de somme dont des fragments se détachent. Le Londres-Louxor, par exemple, devait n’en être qu’une partie, mais celle-ci a acquis son autonomie dans l’intervalle. Je crois que la même chose est en train de se produire en ce moment.
Entretien paru dans Le Magazine des Livres.