Un succès à relativiser
A l’annonce des premiers résultats, les médias français parlent de « raz-de-marée islamiste » et de « vague verte », mais cela décrit-il la réalité tunisienne ? Il faut regarder ces résultats à la loupe pour constater que plus de 60% des tunisiens ont voté pour des candidats non-islamistes, Ennahdha n’ayant recueilli que 40% des sièges de l’Assemblé Constituante. S’il est évident que ces élections marquent le succès d’Ennahdha, on ne peut pas dire que la Tunisie a opté pour l’islamisme.
En réalité, l’échec cuisant subi par les partisans de la sécularité s’explique moins par la popularité de l’islam politique que par d’innombrables erreurs de stratégie politique.
Tout d’abord, face aux islamistes unis autour d’un seul grand parti, les laïcs ont fait cavalier seul, divisés entre 4 ou 5 partis de taille moyenne, chacun espérant triompher en appelant au vote utile… Ainsi divisés, la plupart de ces partis n’ont pas atteint la masse critique nécessaire pour obtenir des sièges dans les petites et moyennes circonscriptions. Seuls Ettakatol, et dans une moindre mesure le PDP, ont réussi à obtenir suffisamment de sièges. Résultat : alors que l’ensemble des partis dits « progressistes » ont réuni 50% à 75% des voix selon les circonscriptions, ils ont souvent recueilli individuellement des scores insuffisants pour obtenir un siège. Leurs voix sont parties en fumée et ils ont assuré la victoire d’Ennahdha en fragmentant les voix des laïcs, alors que ces derniers auraient pu obtenir une majorité absolue des sièges s’ils s’étaient unis en amont des élections. Mais cela ne suffit pas à expliquer leur défaite. En effet, Ennahdha a tout de même réalisé un formidable travail de terrain alors que les « progressistes » n’ont pas su se rapprocher de la population. Ils ont en outre renforcé Ennahdha en l’attaquant frontalement, et en donnant à croire au tunisien que laïcité était synonyme d’athéisme d’Etat et non de liberté de culte. Ennahdha avait donc la posture la plus rassurante et la stratégie la plus proche du peuple.
Mais le plus surprenant dans ces élections n’est pas le score d’Ennahdha, qui était prévisible, mais celui d’Al Aridha (la Pétition), une liste indépendante inconnue il y a encore quelques jours des observateurs les plus avertis. Cette liste, qui s’appuie sur le Parti Conservateur Progressiste, mené par Hachmi Hamdi originaire de Sidi Bouzid où la révolte a commencé, a obtenu plus de 10% des sièges. Un discours populiste a sans doute fait son succès dans les régions les plus défavorisées. Hamdi, qui dirige la chaîne de télévision Al Mustakillah basée à Londres, a frayé avec les islamistes dans les années 80, avant de devenir le porte-voix du RCD de Ben Ali. Il s’est sans doute appuyé sur les réseaux du RCD pour mener campagne et il semble difficile de prédire quel sera le véritablement positionnement de ce personnage excentrique et imprévisible…
Quelle coalition gouvernementale autour d’Ennahdha ?
Avec ses 40%, Ennahdha ne pourra gouverner seule et formera une coalition que rejoindra certainement le CPR de Moncef Marzouki (10 à 13%), une formation de gauche arabisante favorable à un « Etat civil » mais prônant un rapprochement avec les islamistes. La grande question reste de savoir si Ettakatol, parti laïc crédité de 10% des sièges, acceptera d’entrer dans un gouvernement d’union nationale. Si tel est le cas, il risque servir de caution laïque à un gouvernement à majorité islamiste, alors qu’il serait plus utile comme leader de l’opposition, afin de construire une alternative crédible en vue des prochaines échéances électorales, car si Ennahdha a remporté cette première bataille, il n’est pas question de la laisser dominer l’espace public tunisien.
Le libéralisme théologique pour éviter la voie de la servitude
Hamadi Jebali, pressenti pour le poste de Premier Ministre avait déclaré à l’hebdomadaire Réalités au mois de février que les Tunisiens n’étaient pas prêts pour l’application de la charia, mais qu’à terme il faudrait notamment rétablir les châtiments corporels. Malgré cette bourde, relativement passée inaperçue, les stratèges d’Ennahdha sont patients et savent que l’opinion publique n’est pas prête à se délester de ses libertés au nom d’une pratique rigoriste de l’Islam importée d’Orient. Ils vont donc jouer la carte des bonnes mœurs pour modeler progressivement les mentalités vers plus de conservatisme, mais en attendant ils assurent les Tunisiens qu’ils ne toucheront pas au statut de la femme et aux libertés individuelles. Il faut donc s’attendre à une constitution à première vue acceptable, rédigée de manière suffisamment vague pour contenir les brèches qui permettront à l’avenir d’islamiser le droit tunisien.
La menace islamiste n’est donc pas significative pour les mois et années à venir, mais il est nécessaire de commencer à agir immédiatement, que ce soit dans le cadre d’une opposition démocratique ou à travers la société civile. Les libertés économiques ne sont pas tant menacées, Ennahdha ayant présenté un programme économique relativement libéral, bien que teinté de populisme. Ce sont les libertés individuelles, et surtout l’attachement des Tunisiens à ces libertés qui se trouve aujourd’hui menacé. Il faut donc tirer des leçons du résultat des attaques formulées par les laïcs à l’encontre d’Ennahdha. C’est en effet dans l’Islam même qu’il sera possible de trouver les outils permettant de contrer l’islamisme politique. La clé se situe dans la revivification du libéralisme théologique initié en Tunisie par Salem Bouhageb au 19e siècle en proposant une lecture moderniste du Coran, et qui justifiera plus tard l’égalité des sexes et la sécularisation du droit tunisien, faisant de ce pays l’exception dans le monde arabe. L’approche adéquate ne sera pas savante mais pédagogique, afin que l’esprit libéral de l’Islam s’insinue à nouveau dans la société tunisienne.
Habib Sayah est un activiste tunisien, analyste sur www.ElMouwaten.com..