La balance commerciale n’est qu’abstraction comptable. La croyance selon laquelle « un pays qui importe plus qu’il n’exporte s’appauvrit » est une idée reçue. Explications.
Par Georges Kaplan
La balance commerciale est une abstraction comptable. Pour un pays donné lors d’une période donnée, les chiffres que vous obtiendrez – ceux là mêmes que journalistes, politiques et intellectuels appellent les « faits » – peuvent considérablement varier en fonction de ce que vous appelez une « exportation », une « importation », un « bien » ou un « service ». Prenons l’exemple de la balance commerciale française [1] en 2010 : selon les douanes, si l’on prend en compte le prix de nos exportations à nos frontières [2] nous avons exporté pour 388,1 milliards d’euros. Selon la même source, en comptabilisant nos importations à leurs prix à nos frontières [3] c’est-à-dire en incluant le coût des assurances et du fret, nous aurions importé pour 456 milliards d’euros. Ce qui nous donne un déficit de la balance commerciale CAF-FAB de 67,9 milliards d’euros pour 2010.En revanche, si on ne tient pas compte des assurances et des coûts de transport, si on mesure le prix des biens à la frontière du pays exportateur – c’est-à-dire nos frontières pour nos exportations et la frontière du pays exportateur pour nos importations – le déficit FAB-FAB de la balance commerciale française n’était plus que de 51,1 milliards d’euros. Enfin, après quelques corrections apportées par la Banque de France, les chiffres officiels nous disent que nous avons exporté pour 390,1 milliards (FAB) et importé pour 443,7 milliards (FAB) – soit un déficit (FAB-FAB) de 53,7 milliards d’euros. Nous avons donc deux estimations : celle de la Banque de France qui sera répercutée dans notre balance des paiements et qui fait état d’un déficit FAB-FAB de 53,7 milliards et les données douanières qui mesurent un déficit CAF-FAB de 67,9 milliards.
L’écrasante majorité de notre déficit commercial, c’est notre facture énergétique. Si l’on se base sur les données de douanes, notre balance commerciale hors énergie ne présentait en 2010 qu’un déficit de 20,2 milliards d’euros au lieu de 67,9 milliards. Le reste du déficit s’explique principalement par des biens de consommation et des biens dits « intermédiaires », c’est-à-dire des composants importés par nos entreprises industrielles dans le cadre de leurs processus de production. Par ailleurs, près de la moitié de nos échanges extérieurs se font à l’intérieur de la zone Euro [4] ; rajoutez à cela le Royaume-Uni, les États-Unis et le Japon et vous saurez où vont 62,7% de nos exportations et d’où viennent plus 60,5% de nos importations.
La Chine me demanderez-vous ? Eh bien la Chine (y compris Hong Kong) c’est 8,2% de nos importations de biens c’est-à-dire à peu près autant que l’Italie et moins de la moitié de ce que nous importons d’Allemagne. Évidemment, nos échanges avec l’empire du milieu se traduisent par un déficit important (22,4 milliards en 2010) mais, même si nous devions cesser toutes relations commerciales avec les chinois, il nous resterait un déficit de 45,5 milliards. D’autant plus que, comme nous l’avons vu plus haut, beaucoup de nos importations sont des produits intermédiaires qui permettent à nos entreprises exportatrices de réduire leurs coûts, de vendre moins cher et donc, de maintenir leurs parts de marché à l’international.
Reste que nous avons importé pour 37,6 milliards de produits « made in China ». Pour la plupart des gens, un produit « made in China », c’est un produit fabriqué en Chine ; fin de l’histoire. Seulement voilà, la réalité est un peu plus compliquée que ça. L’exemple classique c’est l’iPhone d’Apple qui est, comme vous le savez certainement, assemblé par Foxconn à Shenzhen. Voilà les faits [5] : pour faire produire un iPhone, vous avez besoin de $172,46 de composants produits principalement par Toshiba (Japon), Samsung (Corée du sud), Infineon (Allemagne) et quelques entreprises américaines comme Broadcom, Numonyx et Cirrus Logic. Ces composants sont importés par l’empire du milieu puis assemblés par Foxconn pour un coût par appareil de $6,5. Quand le produit est fini, il est directement livré près de chez vous et passe la douane à $178,96 FAB. En termes de comptabilité nationale, nous avons donc bien importé un iPhone « made in China » pour une valeur de $178,96 mais ce que cet exemple démontre, c’est que ce qui est effectivement « made in China », ce sont les $6,5 d’assemblage – soit 3,6% du prix d’importation.
De la même manière, je ne crois pas trahir un secret industriel en vous disant que certaines marques célèbres d’horlogerie helvètes font assembler leurs montres en Chine et les réimportent en Suisse pour une modeste finition mais surtout pour pouvoir y apposer le label « made in Switzerland ». Quand vous achetez une de ces montres, la comptabilité nationale voit un déficit commercial avec la Suisse mais c’est en réalité en Chine qu’elle a été assemblée avec des composants qui viennent certainement d’ailleurs dans le monde (y compris la France). La balance commerciale n’est qu’abstraction comptable.
Imaginez un instant que nous vivions dans un monde de troc – nous échangeons des produits contre d’autres produits – comment la balance commerciale pourrait-elle être déficitaire ? Impossible n’est-ce pas ? Le fait est que quand nous importons pour 100 euros de marchandises, nous exportons aussi pour 100 euros d’euros. Revenons sur les données de la Banque de France – un déficit pour 2010 de 53,7 milliards (FAB-FAB). Dans la pratique, nos exportations ce sont pour 390,1 milliards d’euros de marchandises que nous avons échangé contre des euros ; à l’inverse, nos importations représentent les 443,7 milliards d’euros de produits que nous avons échangés à des producteurs non-résidents [6] contre des devises. Pour pouvoir régler ces achats, nous avons donc dû échanger nos euros contre les devises que réclament nos fournisseurs ; c’est-à-dire que quelqu’un dans le monde se retrouve avec des euros dont il n’a, a priori, rien à faire chez lui. En d’autres termes, ces euros, tôt ou tard, vont revenir chez nous – fatalement.
Évidemment, nos euros reviennent lorsque nous exportons, en valeur, plus de services que nous n’en importons – c’était typiquement le cas en France en 2010 puisque nous affichions un excédent de 10 milliards d’euros sur les services. Mais ils peuvent aussi revenir sous forme de dépenses des touristes en France, de revenus de français salariés à l’étranger comme les travailleurs frontaliers (solde de 36,5 milliards en 2010), de rémunérations versées par des entreprises étrangères à leurs salariées en France (solde de 9,9 milliards en 2010), d’investissement étrangers en France, de revenus de nos investissements à l’étranger (solde de 26,6 milliards en 2010) ou de prêts (principalement à l’État)… Bref, tout un inventaire de comptes dans lesquels la Banque de France classe ces mouvements de capitaux. Et au total, ces comptes s’équilibrent toujours – les euros qui sont sortis par une porte reviennent par l’autre.
Imaginez que quelques entrepreneurs, musiciens célèbres, ingénieurs de haut niveau et écrivains à succès décident un jour de s’expatrier sur une petite île et d’y former un État. Trop petite, cette île ne produirait absolument rien ; ce qui signifie que non seulement elle n’exporterait pas le moindre produit mais qu’en plus, elle devrait importer tout ceux que ses très riches habitants consomment – c’est-à-dire beaucoup. La balance commerciale de l’île serait déficitaire en permanence mais elle serait intégralement financée par les revenus de ses habitants – dividendes de leurs sociétés, droits d’auteurs et salaires versés à l’étranger. Aucun problème.
Un déficit de la balance commerciale ne veut strictement rien dire en soi. L’idée selon laquelle « un pays qui importe plus qu’il n’exporte s’appauvrit » est une pure imbécilité et ça ne fait jamais que 166 ans qu’on le répète [8].
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Sur le web
Notes :
[1] En France, la balance commerciale ne couvre que les biens ; contrairement à ce qui se fait dans beaucoup de pays, les services sont pris en compte séparément.
[2] Prix FAB (franco à bord).
[3] Prix CAF (coût, assurance, fret).
[4] La zone euro à 16 ; 48,7% de nos exportations et 48,4% de nos importations en 2010.
[5] Chiffres d’une étude de l’ADB Institute pour 2009.
[6] Qui peuvent d’ailleurs être français.
[7] Valeur comptable.
[8] Frédéric Bastiat, Sophismes Économiques, chapitre VI « Balance du commerce ».