C'est la balance commerciale, idiot !

Publié le 27 octobre 2011 par Edgar @edgarpoe

Le Monde publie un article de Pascal Gaudron, titré "Il ne faut plus se focaliser sur le résultat de la balance commerciale".

Pas toujours très clair dans la forme (mais ça suit le fond), l'auteur y explique que la balance commerciale ne compte plus : "l'analyse mensuelle de la balance commerciale n'a plus de sens et sa publication traduit bien que toutes les conclusions n'ont pas été tirées. [sic]" En effet, quand on perd une cinquantaine de milliards d'euros par an, mieux vaut regarder ailleurs !

Pour affirmer cela, l'article repose sur des "explications" techniques : "Il faut même s'interroger sur cette notion en raison des stratégies des grandes entreprises. Celles-ci développent une segmentation de leur chaîne de production ou même une politique de délocalisation partielle ou totale. Nous échangeons des produits mais aussi des segments avec plus ou moins de valeur ajoutée. Le cas de Boeing en Europe est révélateur des mouvements des composants."

Pour plus de précisions, on peut se référer à un billet d'Olivier Bouba-Olga, qui commentait un papier de l'OFCE. Bouba-Olga note ainsi qu'un Boeing, vendu par les USA, contient en réalité 70% de valeur ajoutée étrangère, et seulement 30% de valeur ajoutée locale. L'article de l'OFCE cite le cas de pièces françaises partant en Chine pour être peintes avec de la peinture venant du Japon. Le retour des pièces en France sera enregistré en balance commerciale comme une vente de la Chine au Japon, alors que techniquement il s'agit d'une vente du Japon à la France.

L'analyse est exacte et intéressante du point de vue de la compréhension des filières industrielles globales et de leur structure. Cela permet de comprendre l'interdépendance entre pays. Il n'empêche que le pays qui, à la fin de l'année, accumule des excédents, est dans une meilleure position que celui qui accumule des déficits.

Gaudron a raison à très court terme : sur un mois et de façon microéconomique, la balance commerciale, sur un secteur donné, a peu de sens. Sur une année et pour l'ensemble d'une économie, ce n'est pas en décidant de s'intéresser à autre chose que l'on peut décider qu'un déficit de 50 milliards d'euros n'a pas d'importance.

En réalité, l'analyse de Gaudron n'a rien d'économique et a tout à voir avec la politique et la novlangue des souverainistes européens : "Que signifie la balance commerciale de la France vis-vis du reste du monde alors qu'une partie est dans l'Europe que nous essayons de construire ? Il faut au moins une balance commerciale de la zone Europe."

Faisant jouer ses titres universitaires qui masquent mal l'incohérence de son propos, l'auteur, au détour d'une ligne, abat ses cartes politiques : il s'agit de ne calculer qu'une seule balance commerciale, au niveau européen. Cela n'a rien à voir avec les arguments ou bribes d'arguments techniques avancés par ailleurs dans l'article, c'est de la politique mal dissimulée (typique du Monde de laisser passer cela).

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En réalité, les balances commerciales sont  au coeur des problèmes actuels, aussi bien internes à l'Europe qu'entre grandes régions du monde.

On trouvera quelques définitions de base sur un site du CRDP de Lyon, et notamment ce passage : "Par définition, la balance des paiements d'un pays est toujours équilibrée. Pourtant, on entend souvent parler du déficit de la balance des paiements. C'est un abus de langage mais cela recouvre une vraie réalité : le pays est obligé d'emprunter ou de puiser dans ses réserves pour assurer l'équilibre de sa balance des paiements."

Donc des déficits de la balance commerciale (ou des paiements courants, pour inclure les services) qui s'accumulent année après année, c'est de la dette à financer.

Pour la France, un graphique personnel montre le lien entre la balance commerciale et la dette de la France depuis 1980 :

D'autres facteurs jouent pour la dette, le niveau des impôts bien sûr, mais la balance commerciale est un élément important et on ne peut compenser par des impôts croissants une balance constamment déficitaire. D'ailleurs, dans un article de Martin Wolf que je citais précédemment, il relevait que "le meilleur indice précurseur des crises de la dette actuelles sont les déficits commerciaux, non budgétaires" ("By far the best predictor of subsequent difficulties were the pre-crisis external deficits, not the fiscal deficits").

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Même au sein de l'Europe,  on rappellera à M. Gaudron que le déficit de la balance commerciale doit être financé. Le coup de baguette magique auquel invite en réalité Gaudron, que l'on peut traduire par : "oublions de rattacher à tel ou tel pays européen la charge de la dette liée à ses déficits", c'est exactement ce que l'Allemagne est en train de refuser. Et du point de vue allemand, c'est parfaitement compréhensible. Cela ne peut être imposé par des raisonnements fumeux de nature économique, c'est un choix politique.

De fait, on peut comprendre le bras de fer européen ainsi : les rêveurs, qui souhaitent que l'Allemagne consacre ses excédents à financer les pays déficitaires. Les cyniques appelleront solidarité le fait que l'Allemagne consacre une petite partie de ses excédents à faire l'aumône aux grecs, et peut-être demain aux italiens, en échange de mesures de récession drastiques.

Les keynésiens, ou ceux qui ne sont pas obnubilés par l'objectif politique de construction d'un état européen, souligneront que de simples ajustements des taux de change rééquilibreraient les échanges intra-européens, sans qu'il soit besoin de saignées imbéciles. Moins de déficits commerciaux c'est moins de dette et donc pas de crise.

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Ce qui renforce l'apparence de sérieux du papier de Gaudron provient du fait qu'il surfe sur une tendance qui existe également au niveau mondial et consiste à affirmer que les balances commerciales ne comptent pas et que tout va bien tant que les iPad sont "conçus en Californie et fabriqués en Chine".

Il faut écouter la conférence passionnante de Jean-Michel Quatrepoint à l'IHEDN, il réplique à propos d'Apple que Apple c'est 25 000 personnes en Californie et 250 000 en Chine. Quatrepoint place clairement les balances commerciales au coeur des problèmes actuels, et à juste titre.

Mourir pour le yuan? Comment éviter la guerre mondiale. from ihedn on Vimeo.

 Par ailleurs il faut manquer de réalisme gravement pour imaginer que les chinois se contenteront de jouer du tournevis pendant que les occidentaux déficitaires feraient marcher leurs cerveaux : les chinois concurrenceront les Apple de demain, si Samsung peut le faire (et Samsung le fait en grande partie en Corée, ce qui est un avantage : les idées de R&D et les améliorations naissent aussi de la fabrication), Lenovo y arrivera un jour.

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 Pour en finir avec Gaudron : la novlangue européenne ne peut masquer que les balances commerciales déficitaires sont au coeur de la crise actuelle. En Europe, Quatrepoint rappelle que le taux de conversion initial de Mark en Euros était favorable à l'Allemagne. Il note que c'est depuis la création de l'euro que l'Allemagne accumule les excédents (il l'appelle la "petite Chine"). Corrélativement, c'est depuis l'euro que la France, la Grèce et d'autres accumulent les déficits commerciaux (cf. les graphiques que j'avais compilés dans un billet précédent).

L'euro est donc la cause des crises actuelles, pas un remède. Il ne mérite en aucun cas qu'on lui consacre encore des réductions de nos budgets, comme il s'en prépare. Ce n'est pas en théorisant que les balances commerciales n'ont aucun sens que l'on masquera ce fait cruel. Retarder la reconnaissance de l'évidence a un coût social croissant...