Lady bartender at home with a souvenir dog (1964), par Diane Arbus
J’aurais pu vous parler en ce jour de sorties ciné de Ryan Gosling (encore) et de George Clooney mais non, non ! Cette semaine, il s’agira de femmes, rien que de femmes… qui parlent d’hommes aussi, évidemment. Diane Arbus et Gisèle Freund ont occupé, chacune en leur temps et dans des styles très différents, le devant de la scène photographique. Deux expos permettent de les découvrir en ce moment à Paris : au Jeu de Paume, celle autour de la photographe américaine est un modèle du genre, tandis que l’accrochage consacré à la Berlinoise Gisèle à la Fondation Bergé-Saint Laurent est un modèle réduit de toute beauté.
- Arbus 360°
C’est un tour d’horizon très riche que propose le Jeu de Paume qui continue, décidément, de livrer des expositions pensées et soignées. Après Freedlander, Avedon, Steichen… le lieu offre encore une fois un intelligent regard sur la vision photographique. Ici, on ne survole pas l’œuvre dans son ensemble, mais on assemble les éléments qui constituent une œuvre. Sans chronologie particulière, avec en filigrane les sujets de Diane Arbus (1923 – 1971), le parcours s’articule sur les rencontres avec ces Americans aux rêves singuliers, hors du dream commun. C’est elle qui en parle le mieux (ici pour sa série sur Le cercle complet, Harper’s Bazaar, 1961) : « Ce sont des personnages singuliers, qui apparaissent comme des métaphores, bien au-delà de nous, attirés, non contraints, inventés par des croyances, auteurs et héros d’un rêve réel qui met à l’épreuve notre courage et notre perspicacité, afin que nous puissions nous demander à nouveau ce qui est véritable et inévitable et possible et ce que cela veut dire de devenir ce que nous sommes. »
Untitled (1970)
Cette analyse caractérise bien l’harmonie de ces photographies de femmes choucroutées, apprêtées mais invariablement à côté de la beauté classée/classique ; de ces hommes transformistes (impersonators) qui se préparent à la scène ; de ces noceurs masqués. Sous un air de normalité, un rouge à lèvres qui déborde, un collant troué, des couples mal assortis ou trop assortis racontent l’étrange, le grotesque assumé, et l’angoisse qui perce sous le factice. Les quelques célébrités croisées n’échappent pas au lot commun : l’on comprend alors que c’est aussi l’œil et la sensibilité de l’artiste qui s’intercale. Mae West par exemple, ou, étrange parmi les étranges, l’écrivain Jorge Luis Borges à Central Park en 1969. Seuls Marcel Duchamp et son épouse paraissent échapper à la mélancolie : paisibles, souriants (1965). Les regards, les expressions sont d’autant plus affirmés par le format des images, le 6×6 du Rolleiflex que la photographe employait en alternance avec le Nikon. Et puis il y a le choc direct, la joie de ces Sans titre, série au nom parfaitement approprié : un no comment s’impose, bouleversant. « C’est ce que j’aime, disait-elle encore dans ses années d’études littéraires, la différenciation, le caractère unique de toute chose et l’importance de la vie… » On ressort de cette expo franchement secoué, en se réjouissant aussi du succès et du côté « tendance fashion » de cet événement : tant mieux, pour une fois ça sert à une œuvre forte et… singulière.
– La Freund des écrivains
Colette au Palais-Royal (1939)
L’expo des photos de Gisèle Freund (1908 –2000) connaît moins de buzz, bien qu’elle soit produite à la Fondation Bergé-Saint Laurent. De moindre envergure parce que sur une période plus courte (1933 – 1940) et consacrée principalement aux portraits d’écrivains, elle n’en est pas moins passionnante. Avant de quitter l’Europe en guerre pour l’Amérique latine et avant de travailler pour l’agence Magnum, la photographe berlinoise a d’abord fui l’Allemagne pour Paris en 1933. Là, elle doit son « infiltration » dans les milieux littéraires à André Malraux, qui lui commande un reportage pour le Congrès des écrivains en 1935. Tolstoï, Pasternak, Gide… Une longue série de rencontres et de portraits suivront. Dans les deux salles où tous ces visages nous regardent, on s’amuse du sérieux tragique qu’arborent ce même Malraux, Paul Morand ou Henri de Montherlant, de la décontraction de Paul Valéry, de la concentration extrême de Supervielle… Et de l’application de Walter Benjamin (que je mentionnais pour l’expo Munch). Celui qui devint l’un des amis de la photographe buche tel un écolier sur une table de la Bibliothèque Nationale. En 1936, Gisèle Freund découvre « la merveille de la couleur » : « Il ne s’agit plus de voir en ombres et en lumières, mais en tonalités. » Elle en fait vite sa carte de visite, sise rue de l’Odéon, l’adresse déterminante de sa carrière.
Souvenirs et fantômes parfaitement évoqués par une belle scénographie
Aux n° 7 et n° 12 de la rue parisienne se trouvent les mythiques librairies d’Adrienne Monnier et de Sylvia Beach. On découvre leurs belles vitrines récrées à l’identique dans une très belle scénographie honorant ces hauts lieux de la littérature. A la Maison des amis des livres, Adrienne recevait Apollinaire, Larbaud, Colette, Eluard… Elle y organisait des lectures et des projections des clichés de Freund, censés rassurer les prochains modèles… En face, Sylvia créait la légende Shakespeare and company. C’est à elle que l’on doit notamment l’édition (et la publication à ses frais) de l’Ulysse de Joyce. Le grand James pose dans les lieux avec les deux libraires en 1938 et fait l’objet la même année d’un superbe reportage photo A Paris. Deux bagues à la main gauche, lunettes cerclées, il apparaît à la fois distingué et relâché – en témoigne l’embarras d’Eugène Colas face à la jambe en l’air de l’auteur… Certaines de ces images sont particulièrement célèbres et il est très plaisant d’en voir les tirages originaux.
Virginia Woolf et son cocker, Londres (1939)
Avec ces deux libraires, c’est non pas à deux femmes photographes que l’on rend donc hommage, mais aux figures féminines essentielles à la création au XXe siècle. Autour d’elles, bouclons la boucle et faisons de ce mercredi un bonus cinéma quand même, avec deux films où (coïncidence et bons choix de l’actrice) s’illustre Nicole Kidman : Fur, biopic sur Diane Arbus, beau film passé presque inaperçu à sa sortie, et bien sûr The Hours, bouleversant portrait de femmes avec, en son centre, Virginia Woolf. Cet écrivain que je rapprochai, l’an dernier, d’un autre grand photographe, André Kertesz. Autre correspondance entre artistes : les grands esprits se rencontrent toujours.
- Exposition « Diane Arbus » au jeu de Paume, 1 place de la Concorde, Paris 8e (jardin des Tuileries), jusqu’au 5 février 2012.
- Exposition « Gisèle Freund, L’œil frontière, Paris 1933 – 1940″, à la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, 5 avenue Marceau, Paris 16e, jusqu’au 29 janvier 2012.
- Fur, de Steven Shainberg (2007) avec Nicole Kidman, en DVD.
- The Hours, de Stephen Daldry (2002) avec Meryl Streep, Julianne Moore et Nicole Kidman, en DVD. Film adapté du très bon livre éponyme de Michael Cunningham.
- Mrs Dalloway, Virginia Woolf et le photographe Kertesz à redécouvrir ici.