Sul concetto di volto nel figlio di Dio – Roméo Castellucci au Théâtre de la Ville

Publié le 26 octobre 2011 par Belette

Il s’en souviendra de son séjour parisien de 2011 ! Cars de CRS et chants religieux : le dernier spectacle de Roméo Castellucci est bien accueilli à Paris. Depuis le 20 octobre, jour de la première, des fondamentalistes chrétiens essayent d’empêcher les représentations de Sul concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu) à coups de jets d’œufs et d’huile de vidange, façon Moyen Âge, au nom de la lutte contre la christianophobie. Or, pas un d’entre eux ne semble avoir vu la pièce. Nous, si.

À la sortie du métro Châtelet, pour atteindre le Théâtre de la Ville, on se faufile entre les badauds, les bigots et les CRS. Quel spectacle que ces (très) jeunes gens blondinets-cols-ronds-lunettes-socquettes-chapelet réunis en boule qui chantent en chœur contre la tyrannie christianophobe, tandis que les CRS, patients, les emportent les uns après les autres contre leur gré dans un camion à cinq mètres de là. Par la fenêtre, les petits roulent des yeux ronds tout en continuant à chanter et à égrener leur chapelet. Pour un peu, on leur jetterait des cacahuètes. Quelle force ça donne, l’idéologie. – Mais la pièce, vous l’avez vue ?, demande un journaliste au Monde à l’un de ces mignons. “- Heureux celui qui croit sans avoir vu.” Certes.

« Prépare ton discours anticlérical à l’entrée, y a fouille au corps et à l’esprit », entend-on sur place. Effectivement, vingt minutes de queue sont nécessaires pour s’assurer qu’aucun des spectateurs ne possèdent de boules puantes, de bombes lacrymogènes ou d’exemplaire de la Bible. Au cas où certains voudraient remettre le couvert à l’intérieur du théâtre, comme le jour de la première. « À poil, à poil ! » hurlait, paraît-il, le public, tandis que les fanatiques se serraient les uns contre les autres façon tortue dans Astérix — la Gaule, la vraie ! — pour protester contre la profanation de l’image du Christ par Roméo Castellucci. L’amusant est qu’ils ont certainement du payer leur place pour pouvoir entrer. Ils sont fous ces Romains.

Mais que lui reprochent donc l’Action française (Télérama), l’Agrif et autre Renouveau français ? Dans un intérieur épuré et blanc, un fils porte secours au vieillard incontinent qu’est devenu son père. Derrière, une gigantesque reproduction du visage de Jésus, peint par Antonello da Messina au XVe siècle, les regarde. Nous regarde. Un, deux, trois crises diarrhéiques, et le sol immaculé devient marron. Le fils n’en peut plus, et passe derrière le panneau, qui se voit peu à peu recouvrir de merde et lacéré, en musique, laissant apparaître l’inscription biblique : You are my shepherd, et, en transparence : You are (not) my shepherd. Voilà le crime dont le spectacle s’est rendu coupable : profaner l’image du Christ à l’issue d’une scène dont la tendresse n’a d’égale que la charité. Un fils lave son père avec une infinie douceur, pendant que celui-ci lui demande pardon. Bientôt, après une échappée de colère, c’est celui-là qui présente ses excuses. Les deux parlent en italien, sans sur-titres, car il n’est pas besoin des mots pour comprendre. D’ailleurs, Jésus reste muet.

« Ce n’est pas un portrait comme les autres, explique Castellucci dans un entretien au Monde : il regarde dans les yeux chaque spectateur, qui est ainsi regardé dans l’acte de regarder, ce qui provoque une transformation de son état émotionnel et spirituel. Le regard de Jésus est une forme de lumière, capable d’éclairer comme un chant d’amour la trivialité de la situation. [Mais, en même temps,] il est indéchiffrable, c’est ce qui fait la force de ce tableau. Selon les moments, on peut y voir de l’indifférence, de l’ironie, voire de la cruauté. [...] Je fais un théâtre du questionnement, de l’inquiétude, qui joue sur l’ambiguïté. Et tout est ambigu dans Sur le concept du visage du fils de Dieu : Jésus, la merde, qui est aussi de la lumière… Ce que je cherche, c’est à fendre en deux la conscience, à ouvrir une blessure pour que les questions puissent entrer profondément en nous. L’art repose entièrement sur cette condition de poser des problèmes, sinon il est purement décoratif. [...] Aujourd’hui, la religion a perdu sa capacité de poser des questions, et l’art a pris sa place. Je crois que ces extrémistes sont jaloux de cette spiritualité profonde qui s’est réfugiée dans l’art. »

Jaloux ? L’hypothèse est infiniment plus séduisante que la lamentable analyse du Nouvel Observateur, qui se croit obligé de rappeler que les « catholiques militants sont évidemment beaucoup moins dangereux que les fanatiques musulmans ». Observez comment on transforme en un tour de passe-passe des fondamentalistes racistes ultra-conservateurs en « catholiques militants ». Il est bien légitime après tout, ma bonne Thérèse, de balancer une personne sur les spectateurs du Théâtre de la Ville en braillant des cantiques — c’est à celui qui chante le plus fort qu’ira la meilleure place au paradis. Les outrances de nos martyres en herbe ne sont PAS « une réponse maladroite aux outrances que veut imposer à la société l’étroitesse d’esprit des fanatiques de l’islam », car alors, l’étroitesse d’esprit des fanatiques de l’islam (remarquez au passage que les chrétiens ne sont pas étroits, eux, juste un peu outranciers) serait une réponse aux maladresses (oups, pardon, on ne voulait pas faire couler de l’huile de vidange sur votre tête madame) de catholiques « pénétrés de leur devoir imaginaire ». Et le renard se mord la queue. De plus, que vient faire l’islam ici ? Roméo Castellucci n’est pas spécialement connu pour porter la barbe longue et les crocs acérés. L’amalgame entre islamisme et christianophobie, et entre christianophobie et anti-dogmatisme en dit long sur l’esprit partisan du Nouvel Observateur.

Sul concetto di volto nel figlio di Dio est un spectacle à la polysémie incroyable : les uns l’entendent comme une ode à l’amour, les autres comme un appel à l’aide, d’autres lisent le sacrifice du fils comme une métaphore de celui du Christ, d’autres encore y voient la déchéance implacable de la condition humaine… L’homme, comme la religion, c’est le haut et le bas, le beau et le laid, le pur et le souillé — et surtout, leur relation. D’un niveau réaliste on passe à un niveau métaphysique à la beauté plastique époustouflante : le visage du fils de Dieu est transpercé de raies de lumière qui prennent bientôt la forme des lettres qui forment les mots « You are (not) my shepherd », au son d’une musique qui aiguise la vision. « Le doute est le noyau de la foi. Même Jésus a douté, sur la Croix (“Mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ?”). [...] La foi est à mille lieues de l’idéologie : une chose purement personnelle et intime, fragile, intermittente, qui consiste à croire en l’incroyable — la résurrection, qui va à l’encontre de la réalité. » La résurrection, mais aussi la trinité, la création, ou, plus trivialement, la compassion et le pardon. Toutes valeurs omniprésentes dans le spectacle, ce que nos amis zélés se sont empressés de ne pas voir. Il est vrai que la lumière divine est aveuglante, mais tout de même, il suffit de regarder de biais.