Vive la dette !
Le chaos a pour essentielle vertu de fixer le point de départ pour des logiques nouvelles. Si aux « Trente Glorieuses » ont succédé les « Trente Piteuses » de la Crise, la situation actuelle ressemble fort à un moment de vérité. C’est tout son danger et tout son intérêt. Esquisse d’une mutation en cours.
Qui se souvient qu’il n’y a pas si longtemps, le gouvernement français se demandait à n’en plus finir « que faire de la Cagnotte » (80 milliards quand même) ? Relativité des richesses et des dettes…
Car depuis l’été, c’est reparti : rien ne va plus au sein du grand casino mondialisé. La crise, en entrant dans sa troisième phase, a repris depuis l’été une vigueur singulière. Acte 1 : la panique mondiale déclenchée par la folie des subprimes et la crise de l’immobilier aux Etats-Unis a mis à mal l’ensemble des places boursières, révélant la fragilité d’un système bancaire international intoxiqué par la contagion de ces prêts hasardeux et par leur extrême complexité (2008). Acte 2 : pour « sauver les banques » trop engagées dans ces montages irresponsables, et dans le but de préserver l’économie de la paralysie totale, les Etats s’endettent alors même que leurs déficits sont déjà importants. Certains sont en situation, longtemps dissimulée, de quasi-faillite : c’est le cas de la Grèce. Mais les déficits affectent aussi l’Espagne, le Portugal et l’Italie. C’est alors toute la zone euro qui est dans le viseur (2009). Acte 3 : les Agences de notation, qui ont jusqu’au bout soutenu les subprimes et n’ont rien vu venir de la crise de 2008, rendues nerveuses par les atermoiements de la Communauté européenne à prendre position pour soutenir la Grèce et la frilosité de l’administration Obama, se retournent résolument contre les Etats désormais fragilisés à des degrés divers. C’est ce qui donne à cette troisième phase (2011) un tour plus sombre : ce qui avait réglé la crise précédente, l’Etat, n’est désormais plus en mesure d’assumer le sauvetage général. Dès lors, on entre dans l’inconnu. Et s’il est bien une chose que déteste l’économie, c’est bien l’inconnu.
Les agences de notation ont donc fait une entrée remarquée sur le devant de la scène. D’où vient leur pouvoir exorbitant ? Du simple fait qu’on les écoute. Même si elles se sont lourdement trompées, même si elles ont profondément abusés les investisseurs, tout leur est pardonné parce qu’elles donnent du sens et de la lisibilité à un monde en plein brouillard. Mais elles introduisent un double malentendu. Oracles des temps modernes, leurs prophéties sont autoréalisantes : sur un marché, la vision la plus communément admise par les acteurs prime sur l’état réel du marché. L’opinion gouverne, pas le réel. Or c’est lorsque le principe de réalité s’impose finalement au virtuel qu’apparaissent les crises, avec l’explosion des bulles spéculatives. En favorisant ainsi les hallucinations collectives tout en se posant comme juges de paix, les agences de notation sont directement responsables d’une bonne part du chaos ambiant. Elles n’ont donc rien de simples indicateurs fiables et impartiaux.
Le second malentendu : un Etat n’est pas une entreprise, même si les derniers fondamentalistes du marché s’entêtent encore à le croire. Parce qu’il est très complexe de faire la part, dans la dette souveraine, de la bonne dette (l’investissement, gage d’avenir) et la mauvaise dette (le cumul excessif d’emprunts qui plombe l’avenir), comment peut-on prétendre noter un Etat ? Car au bilan d’un Etat devrait figurer le niveau de vie, de bonheur, de santé, d’éducation et de sécurité de ses concitoyens (on parle aujourd’hui de modifier les paramètres dans le calcul du PIB). Les valeurs non matérielles sont essentielles à la vie et à l’avenir des individus. Oui mais voilà : elles ne pèsent rien au trébuchet de la finance.
Dans la panique on en oublierait presque quelques vérités toutes simples. Comme celle-ci par exemple : que se passe-t-il lorsqu’un créancier est aussi le principal fournisseur de son débiteur ? Eh bien le créancier atténue l'effet des remboursements, par exemple en révisant à la baisse ses taux d’intérêt ou en rééchelonnant les paiements, afin d’éviter à tout prix de tuer son client et continuer à commercer avec lui. C'est la limite aux cris d'orfraie de l'Allemagne (dont 80% des exportations se font à l'intérieur de l'Europe), qui devra à un moment ou à un autre savoir ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ; elle y a tout intérêt. Idem la Chine, devenue grand argentier du monde. Sa croissance, si elle reste élevée (plus de 9%), n'en est pas moins en baisse. Banquier, certes ; mais surtout usine du monde, la Chine devra à un moment ou à un autre se satisfaire de ce que les pays pourront lui donner et du rééchelonnement qu'ils seront à même de lui imposer, si elle ne veut pas perdre elle non plus la quasi-totalité de sa clientèle.
Des marges de manœuvres existent donc. Mais pour cela, il faut une volonté politique. Le retour du politique, histoire de remettre un pilote dans l’avion et de fixer un cap.
Le pilote aurait pour mission première de sortir du dilemme vicieux : remboursement de la dette ou croissance. Les deux sont nécessaires. L’exemple grec est significatif : la dette grecque est en grande partie due à la non perception des impôts. On réduit donc les dépenses de l’Etat. Du coup, moins de contrôleurs pour assurer les rentrées fiscales… Si la cure tue le malade, il faut changer de traitement. Idem si on asphyxie la consommation. Sans elle, pas de relance. Nécessité de penser, plus que jamais, « en dehors de la boîte ».
Le politique, on l’avait cru disparu dans les méandres illusionnistes de la « fin de l’Histoire », théorie qu’inspira naguère la disparition de l’Union soviétique (décembre 1991) et qui n’avait d’autre but que de rendre définitivement hors de doute et de question la pensée économique dominante (Ecole de Chicago, Hayek, Friedman). On croyait alors bien innocemment qu’un marché totalement dérégulé, dopé à coup de délocalisations, de privatisations et de diminutions drastiques des dépenses publiques, suffirait à asseoir la nouvelle société mondialisée. On vit alors apparaître une nouvelle donne où les inégalités, qui avaient été depuis un siècle régulièrement combattues, se creusèrent dans des proportions proprement vertigineuses, laissant en friche des pans entiers de la société, condamnée au chômage de masse et à la paupérisation programmée.
Aujourd’hui chacun l’admet : le « laisser faire » et sa célèbre « main invisible » viennent de toucher leurs limites, le politique a bien du mal à opérer son retour dans l’arène. Fragilisé aux Etats-Unis avec un Obama désavoué par son Congrès, empêtré dans les divisions internes et le manque de gouvernance comme en Europe, il demeure foncièrement hésitant. Même si personne ne conteste plus aujourd’hui le nécessaire retour à une économie plus éthique et mieux encadrée, les choses hésitent encore à se mettre en place.
Car ce qui n’est plus assuré, c’est bien ce principe intangible : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Plus que nos économies, c’est la sauvegarde de notre modèle républicain qui est en jeu. Nos élus attendaient du citoyen qu’il admette sans comprendre : qu’il admette le chômage de masse en contrepartie du maintien de son pouvoir d’achat, la casse du service public au prétexte d’économie budgétaire, la crise étendue sur plus de 30 ans au nom de réajustements provisoires d’un système prétendument parfait. Cette époque vient de prendre fin. Les « Indignés » manifestent déjà bruyamment leur mécontentement, quand l’indignation ne tourne pas à l’émeute, comme en Grande-Bretagne. Et le premier ministre islandais, jugé pour son rôle dans les malheurs économiques de son pays, vient de passer devant un tribunal. Pourquoi les Etats se sont-ils dépouillés sans contrepartie en faveur des banques ? Pourquoi se sont-ils laissé encadrer par la finance au lieu d’encadrer la finance ? Les faits et les responsabilités devront être établis.
La dette de l’un est la dette de tous. Lorsque cette réalité comptable deviendra réalité politique, l’Europe aura fait un bond énorme vers cette maturité qui lui fait jusqu’ici si cruellement défaut. La nouvelle donne nous place désormais devant un choix clair : demain, nous serons soit solidaires soit morts. Alternative au fond assez morale, et pour tout dire assez réjouissante.
De la « main invisible » au coup de pied au cul bien visible, le monde est bel et bien contraint au changement.