Photo : Journaux latino-américains annonçant le massacre de 72 immigrés sans-papiers dans un ranch au Mexique (août 2010), massacre attribué au groupe criminel mexicain « Los Zetas », composé notamment d’ancien militaires d’élite, de policiers corrompus et d’enfants-soldats. On a également attribué en septembre 2011 aux Zetas le meurtre de deux internautes qui avaient critiqué la criminalité sur leurs blogs.
Le 8 mai 2011, lors d’une immense manifestation contre la violence au Mexique, le poète Javier Sicilia, dont le fils avait été assassiné, prononçait un discours mémorable dénonçant la corruption des élites politiques mexicaines, leur culture de violence, et la responsabilité du modèle narcotique issu des États-Unis, fait d’hyper-consommation-ultra-répression.
Voir :
http://www.liberation.fr/monde/01012338598-le-mexique-s-enterre-dans-les-fosses-communes
Il semble que l’opinion mondiale et les secteurs progressistes n’aient pas encore pris la mesure de l’explosion de la délinquance criminelle en Amérique centrale et du sud, l’une des conséquences locales des ravages du capitalisme mondial déréglementé, une explosion qui pèse sur les plus démunis socialement et spécialement sur les femmes, et qui menace les acquis fragiles de la démocratisation survenue à partir des années 1980 et des expériences de gauche et centre-gauche en cours dans le continent.
Or l’Amérique latine, face au capitalisme sauvage anglo-saxon et aux hyper-mercantilismes émergeants en Asie, et à côté du mal-développement africain, était, avec l’Inde et l’Europe, l’un des trois pôles possibles d’une voie alternative démocratique pour sortir l’humanité de ses périls et pouvant s’allier aux peuples et groupes sociaux en lutte pour leur émancipation. Restera-t-elle encore ce pôle d’espoir ?
Mais il faut s’interroger d’abord sur le curieux déni de l’opinion publique mondiale, qui se refuse à observer l’enfer qu’est la vie quotidienne quand ont disparu ces biens publics communs non marchands que sont la sécurité corporelle et la sécurité juridique. Une conscience publique internationale qui est sensible à la médiatisation des guerres et des catastrophes naturelles et nucléaires tels qu’un tsunami ou Fukushima, mais qui ne voit pas que le taux d’homicides en Amérique centrale dépasse désormais silencieusement celui des guerres civiles. Une opinion publique, enfin, qui refuse de mesurer la progression inexorable des gangs et « maras » dans tout le cône sud-américain, et parfois jusqu’en Europe et en Australie.
Mais puisque ce tableau clinique est peut-être celui qui surviendra bientôt en Europe, (où les dégâts du capitalisme provoquent déjà l’émergence de l’insécurité sociale, de l’économie informelle, de la perte de confiance dans les droits et la démocratie, de la corruption et de la militarisation de l’appareil répressif, et enfin de la désinhibition des postures de cynisme profiteur et de violences…), autant aller voir maintenant en Amérique latine les symptômes de notre possible proche avenir…
Évoquons tout d’abord l’alarmante explosion de meurtres avec mutilations et de violences sexuelles dont sont victimes les femmes en Amérique centrale, notamment les travailleuses pauvres des maquiladoras (1), au point qu’on commence à qualifier ce phénomène de « féminicide ».
Et voici quelques autres symptômes à l’oeuvre dans ces jeunes démocraties atteintes plus qu’ailleurs par le trafic des drogues, qui est, on le sait, le paradigme parfait du marché ultracapitaliste concurrentiel déréglementé :
- Des taux d’homicides trois fois supérieurs à la moyenne mondiale, tels que la violence est désormais principale cause de mort pour les Latino-américains âgés entre 15 et 44 ans, soit une « guerre civile non déclarée », selon l’expression du journaliste Andrés Oppenheimer.
- Des dépenses en matière de justice et sécurité intérieure en augmentation de 60% au niveau de l’Amérique centrale entre 2006 et 2010, une croissance des dépenses de sécurité privée pouvant atteindre 10% par an, et déjà environ 250 000 gardes de sécurité privée en Amérique centrale, contre moins de 90 000 policiers, cette sécurité privée seulement accessible aux plus riches, ce qui entraîne un facteur supplémentaire d’inégalité, bref, un coût de la violence estimé déjà parfois jusqu’à 12% du PIB annuel, ce qui constitue un véritable prélèvement féodal-capitaliste improductif, poids écrasant sur les ressources de la société civile, et obstacle insurmontable pour le développement économique et social (on le mesurera bientôt en Europe si nous suivons cette voie).
- Une corruption policière et judiciaire ajoutant à l’insécurité physique une grande insécurité juridique pour les ménages et les acteurs sociaux-économiques, les travailleurs privés et les PME.
- Un évanouissement effectif de l’État : « Le pouvoir des mafias et des cartels de la drogue cherche souvent à se légitimer en imposant une forme d’ordre local, également en distribuant des aides et par le biais de patronages de groupes sportifs ou autres groupements locaux. Entre autres pratiques, ils récoltent des impôts, décrètent des couvre-feu, réalisent des recrutements forcés et font « justice » eux-mêmes. Ces actes ne seraient possibles sans les extraordinaires gains que pourvoit le trafic de drogue à échelle transnationale. En effet, les nouveaux acteurs armés sont l’autorité locale de facto, dans les favelas ou banlieues de Rio de Janeiro, Sao Paulo, Buenos Aires, Bogota, Medellin et Mexico. Ce sont les nouveaux représentants d’une »loi parallèle » qui coexiste avec le reste de la société. »
(Manuela Mesa, « Maras », « féminicide » et violence sociale en Amérique latine). Voir : http://www.iteco.be/Maras-feminicide-et-violence
L’essor du pouvoir des gangs et maras créé donc un effet de ciseaux avec cet évanouissement de l’État. Une autorité chasse l’autre. Quitte pour l’État à déguiser cet abandon en s’affirmant hautement comme ultra-répressif, ce qui conduit à un mimétisme des comportements mafia-police, rendant poreuse la limite entre ce qui est violent et légitime, ou pas. Déjà, on apprenait dernièrement que certaines autorités publiques auraient commencé à susciter la création de contre-gangs ultra-criminels de tueurs en masse et de tortionnaires de terreur, afin de porter une guerre sans merci au sein même des groupes criminels. D’où le risque d’un chaos aggravé et d’une contre-révolution anthropologique du vivre ensemble en confiance.
- – -
En conclusion, que rajouter ?
Que l’apparition de ce phénomène latino-américain, dont l’ampleur est à mettre en relation avec l’extension des mafias italiennes, russes, du trafic mondial d’armes, etc, mérite d’être pris en considération, et de faire l’objet de travaux d’enquêtes et de réflexion politique.
Qu’il faudrait commencer par qualifier comme il convient ces pratiques sociales nouvelles qui n’ont pas de précédent historique, et dont les conséquences sont incalculables.
Á cet égard, ne peut-on pas parler de « fascisme/s délinquant/s » ? Ou plutôt de « polyfascisme/s » ? (Au sens où il n’y a plus un unique centre dirigeant comme lors des expériences nazie, mussolinienne, staliniennes, mais un champ social, un continuum de micro-monopoles oppressifs et violents, travaillant en réseau tour à tour coopératifs ou concurrents.)
« Fascisme », fut-il polymorphe et polycentrique… Pourquoi oser reprendre une appellation aussi marquée idéologiquement, quitte à risquer l’accusation de banalisation ou au contraire de dramatisation ?
Parce que nous reprenons ici deux caractéristiques essentielles qui définissent l’essence du totalitarisme :
D’une part, le fait qu’il y ait monopole (ou plutôt spoliation exclusive) de l’initiative 1/ politique, 2/ économique et 3/ culturelle, spoliation garantie par la terreur et par l’isolement de chaque individu, ce qui tend effectivement à devenir le cas dans une société surdéterminée par la précarité, la violence et le crime, dont les assassinats de journalistes, etc.
On pourrait également évoquer ici la notion de « thanatocratie », si le meurtre et la menace de mort deviennent ainsi une marchandise courante et banale, comme tous autres « biens et services » commercialisables et monnayables.
D’autre part, nous remettons en perspective l’ancien projet historique prométhéen de créer un « Homme nouveau » selon la conception des totalitarismes nazi et communiste, non plus cette fois en tant que fanatisation et mobilisation encadrée des masses, comme dans les années 1930, mais à la manière spécifique du début de notre sordide XXIème siècle marchand, façonné par l’abrutissement consumériste et obscurantiste, le complexe puritanisme-pornographie, et le cas échéant par la terreur dans la vie quotidienne, les jeux vidéo et la consommation de crack.
En ce sens le nouveau « polyfascisme délinquant » qui se lève un peu partout dans le monde, et d’abord à partir du foyer latino-américain, est bien une « maladie infantile » du capitalisme financier déréglementé qui a été inauguré à partir des années « Reaggan-Thatcher-Deng Xiaoping », avec la complicité active du FMI, de l’OMC et de la Commission européenne de Bruxelles. Pour mieux le combattre, désignons-le.
Luc Douillard, 25 octobre 2011.
Note 1, Maquiladoras : Usines, souvent situées à la frontière nord du Mexique, employant du personnel sous-payé, souvent féminin, qui bénéficient d’une exonération des droits de douane pour pouvoir produire à un moindre coût des marchandises assemblées au Mexique pour l’exportation.
Cartels, gangs, narco-terrorisme, militaro-corruption, « féminicide » : l’Amérique latine face au défi historique du « polyfascisme délinquant » et au déni de sa gravité. – Géopolitique mondiale de la criminalité – Thanatocratie. | lucky.