En lisant Les souvenirs de David Foenkinos, édité chez Gallimard ici, j'ai l'impression que l'auteur a suivi le conseil avisé de ma charmante interlocutrice. Ou plutôt que c'est son narrateur, Patrick, qui l'a suivi. Ce dernier accumule les souvenirs au long de sa jeune vie. Toute sa famille proche y passe. Aussi, quand les souvenirs se sont présentés en assez grand nombre, se dit-il que c'est le moment. Et il écrit.
Il se souvient de la mort de son grand-père un jour de pluie : il pleuvait tellement qu'on n'y voyait goutte. Son grand-père était important pour lui. Il l'emmenait voir Guignol au Luxembourg ou l'emmenait au café après l'avoir cherché à la sortie de l'école, ce qu'il niait quand il le ramenait à ses parents. La vie de cet homme avait basculé quand en prenant une douche il avait glissé sur une savonnette. A partir de ce moment-là il avait connu une longue période de maladies, "comme s'il devait rattraper une vie entière de bonne santé".
Il se souvient des visites qu'il rendait à sa grand-mère avant et après qu'elle a été placée dans une maison de retraite. Ce placement est bien souvent le commencement de la fin pour celles et ceux qui sont jaloux de leur indépendance. Elle s'en échappera d'ailleurs quelques jours pour renouer avec des souvenirs de son enfance à Etretat. Une journée de dernier bonheur, dans la petite école qu'elle fréquentait gamine, en compagnie de son petit-fils qui l'a retrouvée, lui sera fatale.
Il se souvient de son curieux homme de père avec lequel les contacts sont rien moins que faciles, peut-être tout simplement parce qu'il ne s'intéresse pas vraiment à son fils, avec lequel il n'a de points communs qu'à contre-temps. Ce père avait fait une déclaration peu banale à une jeune femme qui sortait d'une église et qui devait devenir sienne à la suite de circonstances improbables. Il lui avait dit cette phrase paradoxale après avoir été atteint de mutisme au moment de l'aborder un peu abruptement :
"Vous êtes si belle que je préfère ne jamais vous revoir."
Il se souvient de sa mère qui ne tenait pas en place, qui voyageait seule, sans fils ni mari, qui ne lui témoignait pas de réelle affection, qui avait frôlé la dépression et s'était tirée un bon moment avec un jeune homme plus jeune que son fils, un prof d'allemand - "pour être prof d'allemand il faut être un peu bizarre" avait dit Louise, la femme de Patrick. Sa mère avait rencontré ce jeune homme dans un établissement de soins. Une même affection médicale crée des liens. Elle avait donc divorcé pour le suivre mais elle avait fini par retrouver son père plus tard, en pleurant avec lui sur leur bonheur restauré.
Il se souvient du romanesque de ses amours pour des inconnues avec lesquelles il n'échange que des regards et qu'il n'a donc aucune chance de fréquenter : une belle dans un cimetière, une serveuse dans un restaurant italien des Grands Boulevards etc. Il finira dans les bras de Louise, la maîtresse d'école d'Etretat qui les avaient accueillis sa grand-mère et lui ce jour fatidique. Il se souvient de la première parole qu'elle lui avait adressée : "Est-ce que je peux vous aider ?". Cet amour s'en ira comme il s'en est venu, en laissant derrière lui un fruit, Paul, comme pour maintenir un fil ténu entre eux deux.
Les souvenirs des proches et des personnes rencontrées ou évoquées alternent avec ceux du narrateur. Ainsi avons-nous droit à ceux de personnes aussi différentes que Francis Scott Fitzgerald, Patrick Modiano, Serge Gainsbourg, Yanasuri Kawabata, Friedrich Nietsche, Claude Lelouch, Alois Alzheimer - "chaque personne importante d'une vie porte en elle l'écho de l'avenir" - Charlotte Salomon, Marcello Mastroianni, Vincent Van Gogh, Wayne Shorter ou Antoni Gaudi. Ces souvenirs ont la vertu de pimenter et enrichir la vie ordinaire des protagonistes du roman, qui, au fond, n'est pas si ordinaire que cela.
Patrick rêvait au début d'être écrivain, ce qui avait séduit Louise et qu'elle avait détestée de ne plus voir en lui (une raison de plus, ou la raison, de le quitter ?) :
"Quand je t'ai rencontré, tu paraissais obsédé par l'écriture. J'avais l'impression que c'était ce qui comptait le plus pour toi. Et tu as laissé tomber, comme ça. Je trouve ça médiocre.
- Ce qui est médiocre, c'est peut-être ce que j'écrivais.
- Mais tu n'as même pas essayé.
- C'est comme ça. C'est la vie."
Après le départ de Louise Patrick s'essaye à écrire. Il le fait à l'imparfait de l'indicatif qui, dans ce mode, est un temps qui se prête bien à la durée de souvenirs, maintenant bien organisés dans sa tête, et à cette poésie qu'il sait trouver dans les vies en apparence les plus simples. En définitive, ce n'est pas médiocre ce que Patrick écrit...sous la plume de David.
Francis Richard