Aujourd'hui, ça n'étonne plus personne : un individu dans la même attitude est en train de téléphoner, tout simplement
J'ai toujours un bref moment de surprise, lorsque je vois quelqu'un arriver face à moi, mains dans les poches, en grande conversation avec son ami invisible. Je n'ai pas encore complétement intégré l'existence des kits mains libres et ne suis d'ailleurs pas pleinement convaincu de leur nécessité. Sans doute suis-je le seul à être choqué ? Je ne suis pourtant pas techno-attardé à ce point, et n'en suis plus, comme aux débuts des portables, à pester contre "ces gens qui racontent leur vie dans la rue". Il n'en demeure pas moins que l'absence de la médiation du téléphone provoque en moi un malaise que je ne saurais expliquer. Il m'apparait encore plus inconvenant de parler -presque- tout seul dans la rue quand on a pas la justification tangible en main, sous forme de téléphone. Absence d'autant plus troublante que ces technophiles se privent rarement du plaisir d'exhiber leur dernier jouet.
Je réalise que, me projetant à la place du quidam, je me sentirais gêné et obligé de justifier mon attitude : regardez, je suis au téléphone, je ne suis pas brelot, je ne suis pas pris de boisson, ne me montrez pas du doigt comme le dit la chanson. Mais non. Plus personne ne fait attention à un comportement qui il y a encore quelques années aurait provoqué un mélange de commisération et de moquerie. En fait, les tenants du main-libre et de l'ami invisible ne sont que les représentants de l'un des deux grands groupes composant la famille des téléphonistes de rue, les autres étant la tribu des têtes baissées, si justement décrits par Guy Birenbaum.
Les premiers regardent les seconds sans les voir, tandis qu'eux ne regardent personne, plongés qu'ils sont dans leurs écrans. Mais probablement les uns et les autres communient-ils au même autel de la bêtise, cette "bêtise au front de taureau" qui chagrinait si fort Baudelaire, et qui pousse certains à fleurir des boutiques d'informatique suite à la mort d'un entrepreneur.
Sans doute sont-ils tous un peu brelots, ce n'est pas de leur faute, ils sont intoxiqués. Ils gagnent toute ma commisération, où se mélange quand même un peu de moquerie.