Photo de Guy Pachoud, prise chez l'ami Christian
« Plus les joueurs et l’encadrement vont revoir la finale, et plus ils vont avoir des regrets. Il y avait vraiment la place pour gagner. Mais il était écrit que les Néo-Zélandais devaient regagner la Coupe du monde sur leurs terres, 24 ans après leur premier sacre en 1987. » Philippe Saint-André
Le successeur de Marc Lièvremont résume bien la situation:
1/ Les "regrets"
Comment ne pas en éprouver après ce match?
Curieusement, ces regrets-là ne concernent pas l'engagement, l'équipe a tout donné.
Non les "regrets" c'est le mot qui désigne en l'occurrence cet état d'âme diffus exprimant un arrière-goût d'injustice persistant, l'impression de s'être fait "gruger", sentiment largement partagé, même par les joueurs les plus sobres et les plus distanciés. Tous portent un masque de cire, pas un ne se détend après le travail/match accompli, pas d'échange de maillots, pas d'embrassades, pas l'ombre d'un sourire pour entamer les traits d’obsidienne de Dusautoir lors de la remise du trophée du meilleur joueur.
Regrets. D'accord. Mais de quoi? Qu'y a t-il à regretter?
2/ "Il était écrit".
La croyance en la prédestination apparaît de plus en plus clairement comme l'une des données fondamentales de l'idéologie sous-jacente (et déniée) du libéralisme postmoderne: nous sommes libres, tous libres …à condition de faire ce qui est écrit, à savoir ce qui a été déjà prévu pour nous. L'écrit, c'est comme dans la pub Sega des années 80, l'écrit, coco, c'est plus fort que toi.
Oui mais quel écrit? Il s'en est écrit des choses autour de cette septième coupe du monde de rugby! Peut-être plus que jamais auparavant, jamais non plus une équipe n'a été aussi dénigrée, insultée, traînée dans la boue que ce XV de France. La propagande a fonctionné à pleins tubes, y compris en France bien entendu, où le chauvinisme — triste passion parée pour la circonstance des atours argentés de l'altérité — a pu s'exprimer sous la forme inversée de l'auto-dénigrement.
3/ Les Néo-Zélandais DEVAIENT gagner.
Qu'est ce que ça veut dire?
Qui inflige ce "devoir", et à qui?
Les All Blacks, élevés au rang d'icônes par la quasi-totalité des passionnés de la dragée ovale, transcendent depuis des années le statut d'équipe, "All Blacks" c'est désormais le nom d'un mythe, un idéal, qui s'est dédoublé, comme il se doit, en une marque commerciale, nantie se son slogan : "Les All Blacks doivent gagner!"
La formule s'adresse autant aux joueurs néo-zélandais eux-mêmes qu'à leurs adversaires, s'étendant pratiquement à tout le monde ovale — et même au-delà! — comment est-ce possible?
Devoir- vouloir- savoir- pouvoir sont des modalités du "faire", des verbes de "modalité" qui ont fait l'objet de nombreuses études afin de dévoiler comment l'arrière-plan idéologique d'un acte pouvait être ramené à la manière simple dont une modalité régit une autre modalité.
Par exemple "Quand on veut, on peut" "là où il y a une volonté, il y a un chemin" exprime un idéal volontariste (un credo) qui ne dit pas la même chose que "Tu peux, parce que tu dois!" maxime héritée de l'éthique kantienne (du sollst, denn du kannst) et qui implique une division du sujet, un sujet clivé par un commandement traumatique extérieur à lui-même.
Bref, le "devoir" de gagner des All Blacks s'est trouvé mystérieusement élevé au rang d'impératif catégorique de notre époque.
Par qui?
L'écrasante majorité des écrits en témoigne.
Pour qui?
Les nombreux publics qui les suscitent.
Les supporters de cette équipe de France ont eu la chance de pouvoir vivre par devers eux cette division du sujet soumis à l'injonction surmoïque: comment puis-je supporter mon équipe sans désobéir à l'impératif catégorique ("Les All Blacks doivent gagner") sans passer pour un gros débile chauvin, en réaffirmant au contraire mon amour du rugby, le sport de combat collectif par excellence, le plus noble et le plus intelligent des jeux?
(à suivre… peut-être :)