Recension de l’ouvrage de Gilles Campagnolo consacré à Carl Menger, fondateur de l’économie « autrichienne ».
Par Erwan Quéinnec (*)
Article publié en collaboration avec l’Institut Coppet
Essai ou ouvrage de recherche ? Les deux sans doute mais un essai, d’abord, car l’auteur y livre un point de vue ; un ouvrage de recherche parce que ce point de vue est celui d’un exégète : ce ne sont en effet pas seulement les œuvres séminales du fondateur de « l’École autrichienne » – ses Principes d’Économie Politique (« Grundsätze », 1871 ; 1923) et ses Recherches sur la Méthode des sciences sociales et de l’économie politique en particulier (« Unterschungen », 1883) – que Campagnolo lit, dans le texte original ; ce sont les archives de la bibliothèque personnelle du fondateur de l’École autrichienne – conservées au Japon – qu’il a scrupuleusement consultées, sans parler des diverses études auxquelles renvoie sa bibliographie. Sur la base d’un tel matériau, les 190 pages de développement – cinq chapitres – qui composent l’ouvrage ne pouvaient que porter son ambition première : proposer la première synthèse, en français, de la vie et de l’œuvre de Carl Menger.
Pourquoi tant d’honneur ? Parce que Menger est méconnu. Pourquoi faut-il le connaître ? D’abord parce que Menger est – avec Jevons et Walras mais indépendamment d’eux – l’initiateur d’une révolution copernicienne dans le champ de l’économique : celle du marginalisme, dont la conceptualisation et les implications mettent à bas la théorie de la valeur-travail à laquelle se référait l’économie politique classique (celle d’Adam Smith, de David Ricardo mais aussi de Karl Marx). Ensuite parce que Menger est partie prenante d’une seconde révolution, épistémologique celle-là : il est l’un des premiers à prétendre fonder la connaissance économique sur une science à part entière, aprioriste et déductive, dont le statut épistémique serait l’égal de celui des sciences de la nature ; une science empirique qui ne serait pas « empiriste ». Enfin parce que Menger est – pour certains : « passe pour » – le fondateur d’une école de pensée – dite « autrichienne » – connue pour son apologie de l’économie de marché et ses liens avec la doctrine libérale, voire libertarienne. Pareil pedigree valait bien une exégèse mais aussi un rappel : quoique souvent réduite à une ramification de l’économie néo-classique, « l’École « autrichienne » après Menger devait (…) devenir un cas sans doute unique de pensée à la fois à la source du mainstream de la discipline (économique) et de courant contestataire majeur de cette science » (p. 55). Le lecteur averti trouvera de quoi étayer ce propos dans le livre, notamment au travers du rapport pour le moins contrarié que Menger entretint à l’œuvre de Léon Walras.
La théorie économique de Menger est principalement restituée dans le chapitre II du livre ; on y trouve une présentation de sa théorie de la valeur, de l’échange et des biens (sa théorie monétaire est, quant à elle, présentée au chapitre IV) ; peu de choses – voire rien – en revanche, sur sa conception de l’entrepreneur. L’épistémologie de Menger fait ensuite l’objet d’un développement en deux temps : le chapitre III rappelle l’opposition de Menger à la méthode « empirico-réaliste » (inductive) des historicistes allemands, pour lesquels la connaissance économique ne pouvait être qu’inféodée à celle de l’histoire, utilitaire (nationaliste) et au vrai, anti-théorique. Menger défia cet adversaire sur le terrain de la « méthode » en un débat qui, historiquement daté, n’en est pas pour autant obsolète. La polémique lui permit de développer sa conception « réaliste et causaliste » de la théorie économique, spécifiquement abordée au chapitre IV de l’ouvrage. Aussi fructueux qu’ait été ce long détour par l’épistémologie, il coûta à Menger la seconde édition de ses « Principes » : son œuvre économique doit donc être tenue pour inachevée car elle fut parachevée par son fils – Karl -, dont la seconde édition des « Grundsätze » porte trop nettement la trace.
Cette seule considération ne doit-elle pas conduire à une lecture prudente – spéculative ? – de l’œuvre de Menger, au moins sur certains points ? Des questions demeurent, par exemple à propos de sa « méthode causaliste/réaliste », largement exposée et clairement située par rapport à son adversaire empirico-inductif : Menger, nous dit Campagnolo, est le précurseur de l’individualisme méthodologique [1]. Était-il hypothético-déductif (au sens d’axiomatico-déductif) ? Son apriorisme indique que oui. Admettait-il qu’il fût loisible au théoricien « de poser n’importe quel axiome au départ de la science » (p. 170) ? Clairement non, selon Campagnolo [2]. Mais alors, est-il transgressif de considérer que cette axiomatique au départ de la science puisse se voir pourvue d’une valeur apodictique, quand bien même n’existerait-il pas de preuve philologique attestant, chez Menger, d’une telle position ? Oui semble répondre l’auteur en visant Ludwig Von Mises, pour qui l’assertion « l’homme agit et le fait pour maximiser sa satisfaction » ne peut être que vraie (d’où, au demeurant, son statut d’axiome).
De là l’impression d’une lecture parfois intégriste de l’œuvre de Menger, inclinant à frapper d’hérésie tout prolongement qui ne serait pas rigoureusement conforme à la lettre de son œuvre ; une sentence lourde d’implications lorsqu’elle concerne un théoricien à l’œuvre inachevée… Point de vue exclusif de philologue éminent ? Peut-être.
Quant aux débats à forte teneur analytique qu’aborde le livre, l’auteur pourra apparaître, ici, inévitablement ambigu ou là, excessivement péremptoire. C’est sans doute une contrainte du genre dans la mesure où l’ouvrage renonce explicitement à faire étalage d’une revue de littérature exhaustive. La bibliographie (sélective, voir page 223) a plus vocation à étayer le propos de l’auteur que l’inverse. Compréhensible, eu égard au travail d’archives produit, cette option n’en comporte pas moins un risque. Car dès lors que beaucoup a été écrit sur Menger sans que tout ne puisse être recensé, Campagnolo est-il sûr « d’apporter (sur Menger) des éléments nouveaux qui permettent de reconsidérer les vérités apparemment établies » (p. 11) ? Cela n’émerge pas toujours du fil de sa lecture, dont on sait rarement ce qu’elle propose de « découverte » – cette dernière suppose en effet que les « vérités apparemment établies » soient exclusives de toute controverse – ou de corroboration [3]. C’est qu’en somme toute peu de mots, l’auteur ambitionne de défricher le terrain de la pensée de Menger – les trois chapitres médians évoqués ci-dessus, précédés d’une apéritive biographie – de manière à déboucher sur l’ambitieux questionnement du chapitre V : celui de la conformité (du conformisme ?) des disciples à la pensée du Maître.
Menger était-il « libéral » à l’instar de ses disciples les plus fameux, Mises et Hayek ? La réponse de Campagnolo – que l’intégrisme libéral des « autrichiens » agace – est celle-ci : moins que cela ne serait généralement dit. Là encore, la question est complexe. Saluons l’exposé que fait Campagnolo de la théorie monétaire de Menger : celle-ci semble l’apparenter à un « monétariste » avant l’heure (c’est nous qui déduisons de la lecture). Menger n’a donc pas pris position en faveur de la « banque libre » (la privatisation de la monnaie) contrairement à ce « qu’une partie du courant autrichien, dans une volonté de défense de la cause de la liberté absolue des marchés, a radicalisé en illustration d’une cause politique (…) » (p. 174). Mais qui cette « partie du courant autrichien » désigne t-elle ? Le propos, radicalement critique, pèche ici par imprécision. Si la question monétaire démontre que Menger n’était pas un pur libertarien [4] – Mises et Hayek non plus, d’ailleurs – tout indique cependant qu’il était hostile à l’interventionnisme de l’État dans la vie économique. Car la question tient moins au fait de savoir si Menger était ou non libéral – il fut un théoricien et non un militant – qu’à celle de comprendre en quoi sa théorie implique (ou non) des prises de position hostiles à l’interventionnisme étatique. Et sur cette question, Campagnolo demeure elliptique (ou au mieux, incomplet).
Plus radicalement, la problématique qui nous semble être la plus lourde d’implications de celles qu’aborde le dernier chapitre du livre – celle discutant du « mengérianisme » des « autrichiens » – aussi passionnante fut-elle, doit être lue avec précaution [5]. En grossissant le trait, Campagnolo suggère notamment que pour avoir pactisé avec la théorie walrasienne de l’équilibre général, Mises (et son disciple Kirzner, fer de lance du complot) auraient rien moins que trahi leur mentor. On s’expose inévitablement à la critique lorsqu’on entreprend d’aborder d’aussi considérables questions sur le mode lapidaire qui est, ici, celui de l’auteur. Égrenons quelques motifs d’étonnement, sans (hélas) s’appesantir : d’abord, entre-t-il vraiment dans l’épistémologie de Menger d’appliquer aux théories scientifiques un régime de castes au sein de laquelle Walras ferait figure « d’intouchable » ? En s’y référant – considérant, en outre, le statut paradigmatique acquis par l’équilibre général walrasien en microéconomie, destin que Menger n’entrevit pas – Mises et Kirzner sont-ils des apostats ou, finalement bien moins « épigones » que ce que Campagnolo suggère [6], n’ont-ils fait que labourer le champ légué par leur inspirateur ? Cette question ne nous semble devoir être tranchée qu’à l’aune des éventuelles contradictions théoriques que mettrait au jour l’examen minutieux des œuvres. Sur la question du rapport à la théorie walrasienne et au regard du sort impitoyable que lui réservent Mises ou Kirzner – une « construction imaginaire » destinée à être utilisée telle un cas-limite de la théorie de l’action humaine – on doute franchement qu’il y ait matière à excommunication.
Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage de Campagnolo mérite une lecture attentive. Les questions, voire les réserves qu’il provoque sont à la mesure de la connaissance qu’il soulève : celle de Carl Menger, le savant dont la « source de l’économie moderne » révèle un autre lit que celui de la microéconomie néo-classique. Celui d’une théorie générale de l’action humaine.
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Sur le web
(*) Erwan Quéinnec est diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il est enseignant-chercheur en sciences de gestion.
Notes :
[2] Certains auteurs développent, sur cette question, un point de vue contraire.
[3] Il va sans dire que le travail fourni ne ferait-il que « corroborer » des thèses antérieures à son propos, il n’en serait pas moins précieux.
[4] C’est-à-dire un contempteur absolu de toute forme d’autorité étatique.
[5] Le chapitre V n’aborde pas que cette seule thématique : à lire, notamment, tout ce qui concerne l’exil américain des « autrichiens de la troisième génération » (et de noter aussi incidemment que naïvement que la pensée autrichienne semble avoir sauté une génération puisque l’on ne parle quasiment jamais de la seconde !).
[6] L’auteur use plusieurs fois du terme, lequel signifie : disciple sans originalité.