Pour l’art contemporain, les effets de mode présentent un danger évident : une actualité chassant l’autre, un engouement s’efface au profit du suivant, plus actuel et tout aussi éphémère, entraînant dans l’oubli les artistes qui avaient un instant été portés au pinacle. Pareil phénomène s’était déjà produit après la chute du mur de Berlin. Dans les média et les galeries, il n’était alors question que des créateurs de l’ex-bloc de l’Est, bons et médiocres confondus dans un égal élan de passion et de curiosité. Or, de nos jours, qui en parle encore ?La même situation risque de se produire aujourd’hui autour du « Printemps arabe » qui soulève en Occident un enthousiasme dont l’Histoire nous dira – assez vite, sans doute – s’il fut naïf ou non. L’exemple de la Révolution iranienne, qui ne fit qu’installer, en lieu et place d’une dictature, un totalitarisme plus terrible encore, parce que reposant sur l’intégrisme religieux, donc la stricte régulation des modes de vie et des libertés individuelles (en premier lieu celle des créateurs) devrait nous inviter à la vigilance. Une vigilance d’autant plus légitime que des activistes islamistes, en Egypte comme en Tunisie, montrent non sans violence, depuis le renversement des régimes, une volonté de prédation des libertés publiques dont plusieurs artistes s’alarment avec raison.
Dans un tel contexte, créer un engouement autour des plasticiens du monde arabe en prenant prétexte de la Révolution du jasmin serait le pire service à leur rendre. D’abord parce ceux-ci n’ont pas attendu ces événements pour déployer leurs talents, ensuite parce qu’il est encore trop tôt pour mesurer l’impact que les changements politiques exerceront sur leurs créations, enfin parce qu’il serait injuste de soumettre ces artistes à une surexposition soudaine, trop probablement suivie d’un oubli. Car il se trouve, sur la scène artistique arabe, des acteurs de premier plan qui méritent un intérêt tout autre que conjoncturel – ces colonnes s’en font l’écho depuis trois ans – tels ceux présents actuellement à la Villa Emerige, dans le cadre de l’exposition Traits d’union, Paris et l’art contemporain arabe (jusqu’au 12 novembre 2011).
Dans ce lieu tranquille, loin du périmètre habituel des galeries, fort bien conçu pour la mise en valeur des œuvres, Pascal Hamel a réuni treize artistes du Maghreb et du Proche-Orient qui eurent ou entretiennent encore un lien avec Paris. Certains s’y sont établis, d’autres se partagent entre la France et leur pays d’origine, tous ont lancé des passerelles culturelles entre les rives de la Méditerranée tout en conservant leur originalité propre. Le regard qu’ils portent sur le monde contemporain s’exprime à travers toutes les disciplines plastiques, peinture, sculpture, photographie, installation et vidéo. Traits d’union, Paris et l’art contemporain arabe offre donc un riche panorama.
Le visiteur pourra notamment découvrir deux toiles (Hilton et Al Moulatham) et deux acryliques sur papier, très représentatives et puissantes, du peintre Ayman Baalbaki (Liban) auquel j’ai récemment consacré un article, ainsi qu’un grand polyptique de Mahi Binebine (Maroc) représentant d’étranges corps humains entrelacés. Un autre polyptique, de Najia Mehadji (Maroc), Mystic dance, spirales blanches sur fond noir, témoigne d’une rare fluidité du geste graphique qui rappelle autant une forme de calligraphie (avec, ici, une étonnante impression tridimensionnelle) que le mouvement souple de la dance des derviches tourneurs. Surprenant et très intéressant est également le grand triptyque Amour haine de Khaled Takreti (Syrie), qui livre, sous la froideur apparente de la palette, un travail d’introspection saisissant, que l’on retrouve encore dans ses encres sur papier.
L’approche de Yazid Oulab (Algérie), remplissant à la mine de plomb les creux laissés dans le papier épais par l’empreinte de clous de maçon, met l’accent sur un minimalisme élégant, austère et non dénué de spiritualité ; le résultat obtenu n’est pas sans rappeler l’écriture cunéiforme des Assyriens, mais aussi certains frottis et dessins mescaliniens d’Henri Michaux. On notera encore les sculptures hérissées d’épines d’Abderrahim Yamou (Maroc) et l’univers singulier de ses toiles à l’abstraction végétale.
Dans le domaine de la photographie, Watchtowers de Taysir Batniji (Palestine) présente, avec l’esthétique glacée, impitoyable du noir et blanc qui sied au sujet, une série de 26 miradors installés le long de la frontière israélienne. A l’opposé, Laila Muraywid (Syrie) aborde l’univers des femmes à travers des scènes oniriques, sensuelles où se mêlent, dans la transparence des matières, l’intensité des regards, le secret des masques, séduction et mystère ; un érotisme que l’on retrouve, non sans une impression de violence sous-jacente, dans ses étranges sculptures (Totem et Le Mariage). Notons encore Hicham Benohoud (Maroc), qui joue de sa propre image de manière à la fois ludique et inquiétante (sa série Version soft, est une réponse au refus, dans une exposition passée, de photographies où il se représentait nu…).
Tous ces artistes sont nés entre 1950 et 1975 ; cinq, sur les treize ici réunis, sont des femmes, une précision qui a son importance, car elle rompt avec les stéréotypes que l’Occident crée autour du monde arabe. Le talent des uns et des autres ne soulève aucun doute ; Pascal Hamel évoque au sujet de leurs œuvres aux approches très diverses une « esthétique de l’hybride », entre tradition et modernité, certes, et surtout entre deux cultures riveraines d’une même mer, réciproquement fascinées, mais perçues à travers autant de fantasmes que de réalité. L’exposition Traits d’Union propose au public une exploration de cet univers; elle permet aussi la découverte d’une scène artistique arabe où, loin des lieux communs, foisonne une créativité dont on espère qu’elle pourra se développer de plus en plus librement.
Illustrations : Ayman Baalbaki, Al Moulatham, 2010, acrylique sur tissu imprimé et toile, 200 x 150 cm - Mahi Binebine, Sans titre, 2011, cire et pigments sur bois, 220 x 100 cm -Najia Mehadji, Mystic Dance, 2011, épreuve numérique pigmentaire, 160 x 160 cm - Khaled Takreti, Amour haine, 2011, acrylique sur toile, 324 x 195 cm - Taysir Batniji, Watchtowers, 2008 - Laila Muraywid, A l'ombre des années, 2010, tirage gélatino-argentique peint marouflé, 50 x 180 cm .