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Max | L'homme qui marchait au bord de...

Publié le 24 octobre 2011 par Aragon

ane.jpgIl marchait au bord d'une autoroute, de l'autre côté de la glissière de sécurité. Il était vêtu de façon étrange. Des vêtements rouges et trop grands,  une grosse fleur jaune piquée dans la pochette de son grand veston, d'étroites chaussures noires vernissées par contre détonnaient, ce qu'il y avait d'étrange surtout c'était le bonnet d'âne qu'il portait sur la tête. Un vrai bonnet d'âne. C'est à dire que c'était de vraies oreilles d'âne, grises, longues, soyeuses, si douces. La circulation était dense et lui marchait.

Il a marché ainsi, derrière ces glissières de sécurité, le long de cette immense autoroute, dans le sud de notre pays, pendant des jours et des jours. La fatigue ne s'imprimait pas sur son corps. Il s'arrêtait pour manger de temps à autre. Les chardons sont toujours excellents le long des autoroutes.

Plusieurs camionnettes de service se sont arrêtées, belles, voyantes, orange, clignotants jaunes à flèches déclenchés.  Les employés s'avançaient intrigués. Mais lui ne répondait jamais à leurs questions, toujours les mêmes, invariablement : "Vous êtes en panne ? Vous voulez de l'aide ?" Il marchait sans se soucier des employés de l'autoroute, du temps des hommes ou de celui du ciel, des camions et des voitures. Plusieurs véhicules de gendarmerie se sont aussi arrêtés à sa hauteur. Il ne pouvait pas en être autrement. Les questions étaient différentes bien entendu, le ton était parfois discourtois, mais lui ne répondait pas davantage aux gendarmes qu'aux agents de l'autoroute. Aux agents qui circulaient en véhicules orange, illuminés de mille lumières clignotantes, aux gendarmes qui eux étaient dans de belles voitures bleues, équipées de lumières bleues, vives et électriques. Les gendarmes étaient dépités, surpris il conviendrait mieux de dire, d'autant plus que quand ils s'approchaient trop près de lui, pour l'embarquer il disparaissait de leur vue en un clin d'oeil. Les gendarmes ne voyaient bientôt plus que les oreilles d'âne, en poils véritables, grises, longues, soyeuses, si douces, repliées en arrière sous le vent de la vitesse, les chaussures étroites et vernies claquaient comme de petits sabots noirs et vifs sur les graviers du chemin, le long de la glissière de l'autoroute. Il avait vite disparu à l'horizon. "Quel âne ! Quel sacré âne" se disaient les militaires médusés.

Son signalement a fini par être diffusé à toutes les patrouilles de service, à tous les pelotons de gendarmes autoroutiers. Puis, ça a fini par se savoir. Des gens ont pris exprès l'autoroute pour essayer de voir cet homme étrange. Des bus même ont été affrêtés par des agences touristiques. Avant la fin de l'année scolaire, cette année-là, des classes avec leurs professeurs de science naturelle, de français, de mathématique, de philosophie même, ont fait des voyages scolaires pour voir cet homme qui marchait au bord de l'autoroute avec ses belles et vraies oreilles d'âne grises, longues, soyeuses, si douces. Il a été filmé et photographié, jamais interwievé, ça, c'était impossible car il filait trop vite avec ses petites chaussures vernies dès qu'un micro se tendait vers lui.

Il marchait au bord d'une autoroute vers le trentre-quatre octobre de cette année-là, il est sorti de son sentier, il a franchi la glissière de sécurité. Les voitures et les camions époumonés, passaient à côté de lui en klaxonnant, certains ralentissaient, baissaient leurs vitres, criaient des mots  joyeux qu'il ne comprenait pas. Au petit matin du trente-cinq il n'y avait personne sur l'autoroute à l'endroit où il se trouvait. Le ciel était clair, découpé en tronçons beaux, solides et réguliers, l'air était particulièrement vibrant, vif et piquant comme les épines des chardons qu'il mangeait mais qui ne lui abîmaient étrangement pas les commissures de ses lèvres car il prenait toujours les chardons bleus - ses préférés - par la commissure de ses lèvres. L'air était donc vif comme la vie.

Il s'est avancé sur le milieu de l'autoroute. S'est mis à marcher à contresens le coeur en fête. Il s'est ensuite mis à courir comme il savait le faire, ses souliers étroits et vernis claquaient sur le bitume, ses vêtements si amples flottaient autour de lui comme des ailes d'ange ou d'oiseau. C'était très beau à voir mais personne ne pouvait le voir bien sûr, il n'y avait personne sur l'autoroute à cette heure très matinale. Un camion, on dit parfois dans les milieux spécialisés, un ensemble routier, un ensemble routier arrivait donc, piloté par un chauffeur jeune et jovial qui devait livrer les trois cent-cinquante-cinq moutons entassés dans les étages de ferrailles de ses deux remorques vertes à l'abattoir de Saint Benoît-le-Tout-Petit. Il n'a pas freiné car au moment de l'impact il n'avait pas les yeux fixés sur la route mais sur le bouton rouge de sa radio, il voulait en effet monter le son car il y avait une chanson de Mariano qu'il adorait qui passait à ce moment là : "Mexiiiiiiiiiiiiiii-co" Il adorait ça, ces trémolos, ce chauffeur jeune, jovial et rigolo (ses collègues disaient qu'il était très rigolo).

Il ne s'est rendu compte de rien, il n'a pas vu l'homme aux oreilles d'âne qu'il venait d'écraser. Huit jours après, dans la presse locale, on a pu lire que les ouvriers - les tueurs pour bien les nommer, ou les nommer fort justement - de l'abattoir de Saint-Benoît-le-Tout-Petit se sont tous mis en grève et ont refusé de tuer les trois cent-cinquante-cinq moutons qu'on venait de leur livrer sous prétexte que toutes ces petites bêtes avaient de surprenantes et belles  et vraies oreilles d'âne, grises, longues, soyeuses, si douces. Et, disaient-ils, quand on est tueur on ne tue pas des moutons qui ont sur la tête de belles et vraies oreilles d'âne, grises, longues,  soyeuses, si douces. Dans le cadre de leur action revendicative ils ont même relâché tout le troupeau sur le péage de l'autoroute qui passait sur le territoire de la commune. On n'a jamais revu ce troupeau et les tueurs ont tous repris leur boulot à l'abattoir de Saint-Benoît-le-Tout-Petit.


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